Frank lui passa la main dans les cheveux, doucement, tendrement.

— Ce sont ces cinq annees qui ont du mal a passer, Lisa.

Il suivit du bout de l’index les traits delicats de son amie. Elle avait une peau dont la douceur l’emerveillait.

— Tout a l’heure, reprit-il, je te disais que tu ressemblais a ce que j’imaginais. Mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un jour, Lisa, un jour je me suis mis a t’imaginer avec cinq ans de plus. Le rajustement s’est opere tout seul, le temps de faire ca…

Il fit claquer ses doigts et tarda a abaisser son bras.

— Tu sais, dans certains vieux films rafistoles il y a des sautes d’images. Tu regardes un personnage amorcer un geste, et tac, le geste est termine sans avoir ete fait. Toi, tu as vieilli de cinq ans ici !

Il se frappa le front.

— Tu as vieilli de cinq ans en une fraction de seconde. Tu saisis ?

Lisa avait deux larmes au bord des cils. Elle essayait de les contenir, mais on ne contient pas des larmes.

— Oui, Frank, balbutia-t-elle, je comprends.

— Et moi, j’ai terriblement change, n’est-ce pas ?

— Mais non, protesta la jeune femme.

— Mais si, s’obstina l’evade. Je suis reste un an sans me regarder. Je fermais les yeux en me rasant ; parole !

Il rit.

— Ce que j’ai pu me couper ! Et puis un jour j’ai rouvert les yeux et j’ai apercu un drole de type dans la glace du lavabo. Un drole de type, repeta-t-il tristement.

Il s’approcha du billard silencieux. Freddy venait de perdre la partie et l’appareil s’etait eteint. Frank actionna les flippers a vide. Les petites ailettes battirent stupidement. Le cadran representait une troupe de girls en train de lever haut la jambe.

— T’as vu leurs tronches de Teutonnes, pouffa Freddy en les montrant du pouce. Et ces jambons, dis !

— Ce sont des femmes, dit Frank.

Freddy n’osa sourire.

Gessler et Lisa echangerent un regard desempare. La radio jouait toujours. Maintenant elle diffusait une musique douce qui faisait songer a des oiseaux traversant un ciel bleu. Elle cessa et un speaker se mit a parler. Warner fut le premier a y prendre garde. Il s’approcha du poste et d’un claquement de langue sollicita l’attention des autres. Ils se grouperent autour du poste.

— C’est les informes ? demanda Paulo.

Lisa fit signe que oui.

— Ah ! tout de meme !

Le commentateur racontait la visite de l’ambassadeur de Pologne au chancelier.

Frank saisit Lisa a la taille.

Le speaker avait change de ton, mais on devinait qu’il relatait des choses importantes.

— Que dit-il ? demanda Frank.

— Un camion a rompu ses freins dans une rue en pente. Il a defonce la vitrine d’un horloger. L’horloger et une cliente ont ete tues…

Frank fit la moue. Paulo le regarda.

— En France, ton evasion aurait fait plus de bruit, declara le petit homme. Elle serait passee avant les accidents de la circulation…

Baum, d’un signe violent lui ordonna de se taire et Paulo lui fit la grimace. Le speaker parlait toujours ; sa voix s’etait faite enjouee.

— Alors ? questionna Frank. Traduction ?

— Je crois qu’il parle d’un elephant, dit Lisa.

— En effet, confirma Gessler. Ils parlent d’un elephant qui vient de mourir au zoo de Hambourg.

— Pauvre bete ! soupira Paulo avec une expression d’infinie tristesse.

— Et rien sur nous ? demanda Frank.

La musique venait de reprendre.

— Pas un mot, non, s’etonna Lisa. Qu’est-ce que ca veut dire ?

Elle posait la question a Gessler. L’avocat reflechit un court instant.

— La police a sans doute prefere garder la nouvelle secrete, suggera-t-il. Je ne vois pas d’autre explication.

Il se tourna vers Frank, mais ce dernier etait alle au fond du local ou il fit signe a Paulo de le rejoindre. Lorsque le petit homme fut pres de lui, il lui mit la main sur l’epaule et lui parla a l’oreille. Lisa et Gessler se demandaient quelle etait la nature de l’entretien. Paulo faisait des signes affirmatifs en conservant un visage resolument hermetique. A la fin il decrocha son manteau a un clou et sortit.

— Ou va-t-il ? s’informa Lisa.

Frank eut un geste evasif qui manquait totalement de civilite.

— Vous avez un autre pfennig, cher maitre ? fit-il.

Gessler prit une nouvelle piece et, obeissant au signe de Frank, la lui lanca. Frank s’en saisit et retourna au billard. Freddy esperait confusement qu’il allait lui remettre la piece, mais Frank l’ecarta et se mit a jouer. Il poussa une bille dans sa gorge de lancement et actionna la tirette du propulseur. Decu, Freddy s’ecarta et, les mains aux poches, s’approcha de Gessler. L’avocat lui jeta un bref coup d’?il indifferent.

— Il est gros, ce cargo ? demanda Freddy.

— Assez gros pour vous emmener tous les quatre.

La riposte decontenanca un instant Freddy qui n’etait pas familiarise avec les mots d’esprit.

Il faillit s’eloigner, mais cela eut trop ressemble a une fuite.

— C’est bien, le Danemark ? insista-t-il d’un ton rogue.

Gessler jouait toujours avec sa cle de contact.

— Pour mon gout, ca ne vaut pas l’Italie.

C’etait trop pour Freddy. Decourage, le jeune homme alla fureter du cote des caisses empilees.

— Qu’est-ce qu’il y a la-dedans ? demanda-t-il a la cantonade.

Personne ne lui repondant, il se mit a defoncer le couvercle d’une des caisses a coups de talon rageurs.

Frank acheva sa partie sur un ridicule score. Les cinq billes d’acier n’avaient totalise qu’un minimum de points.

— Vous avez encore une autre piece, monsieur Gessler ? appela-t-il. Je vous rembourserai.

Sans un mot, Gessler le rejoignit. Il eut du mal a decouvrir dans ses poches un nouveau pfennig et annonca en le glissant dans la main de Frank :

— C’est le dernier.

— Vous savez a quoi je pense ? lui demanda Frank.

Gessler attendit la suite. Frank haussa les epaules et declara :

— A l’elephant.

— Quel elephant ? dit Lisa en s’approchant des deux hommes.

— Celui qui vient de mourir au zoo. Ca doit etre quelque chose, la tombe d’un elephant.

Il se consacra a la partie avec application et obtint quelques resultats satisfaisants.

— Tu sais, Lisa, que ce billard me remet dans l’ambiance de Paris ?

— Tant mieux, Frank.

Dieu ! que cette attente etait longue a user. Elle la trouvait aussi penible que celle qui avait precede l’arrivee de Frank.

Le jeune homme murmura :

— La-bas je n’y jouais jamais. Je trouvais ce truc stupide.

Il medita un instant en expediant la derniere bille.

— Ca existe en Allemagne, la Loterie Nationale, Monsieur Gessler ?

— Oui, dit Gessler, ca existe.

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