ensemble. On rate un tas de choses…

Elle le considera avec un certain mepris. Il venait de la decevoir. Elle esperait quelque chose de lui, quelque chose d’apaisant qu’il ne lui avait pas apporte et qu’il lui avait promis inconsiderement. Paulo eut honte de sa deception. Il avait vecu beaucoup d’instants critiques au cours de son existence tumultueuse ; chaque fois il avait surmonte le coup grace a son sang-froid. Lorsque les choses tournaient mal, il devenait extraordinairement lucide et indifferent ; mais ce jour-la, a cause de cette fille, il n’arrivait pas a se controler pleinement.

— Qu’est-ce que c’est que ce chantier, la-bas, avec l’enorme pont-roulant ? demanda-t-il pour dire quelque chose.

— Un chantier ! riposta hargneusement Lisa.

Machinalement elle regarda dans la meme direction que lui. Dans la grisaille, des lampes a arc crepitaient. Leurs flammes bleutees semblaient s’enfoncer dans d’enormes plaques d’acier et le metal rougeoyait comme des chairs meurtries.

Des silhouettes en combinaisons jaunes s’agitaient sur un rythme que l’eloigneraient faisait paraitre desordonne.

— C’est joli toutes ces lampes a souder, apprecia Paulo. Ca me fait penser au Palais des Sports. On voit plein de lueurs d’allumettes dans l’ombre. C’est pas croyable, le nombre de gens qui peuvent fumer. Les cigarettes qui s’eteignent, les cigarettes qui s’allument, c’est comme la vie dans le monde, non ? Enfin, moi je trouve…

Comme elle restait enfermee au fond d’elle-meme, farouche et crispee, il poursuivit, en s’efforcant de donner a ses paroles l’aimable chaleur de la banalite :

— On y fabrique quoi, dans ce chantier ? Des bateaux, bien sur ?

— Bien sur, fit Lisa de sa voix impitoyable a force d’indifference.

— Dites donc, celui qui est en cours, ca doit etre un drole de morceau ?

— Ce sera un petrolier. Je l’ai vu commencer au debut de l’annee.

Encourage, Paulo ota sa cigarette de ses levres et regarda faiblir le bout incandescent.

— Dans le fond, dit-il, le travail c’est beau. Seulement il faut le voir d’en haut, comme nous en ce moment. Moi, si je pouvais fabriquer un petrolier tout seul, peut-etre que je travaillerais… Mais le soudeur, avec ses lunettes noires et son arc, vous croyez qu’il a l’impression de fabriquer un petrolier, lui ?

Lisa soupira :

— Vous m’ennuyez, Paulo. Je n’ai pas envie de parler.

Elle secoua tristement la tete et ajouta :

— Ni d’entendre parler. Je suis avec Frank, vous comprenez ?

— Et moi, alors ! s’emporta le petit homme en crachant son megot. Vous pensez serieusement que ca m’amuse de causer ?

Elle prit conscience de son injustice et tendit la main vers lui dans un geste furtif d’imploration.

— Pardon, murmura Lisa, je suis mechante.

Paulo haussa les epaules.

— Non, ca ne m’amuse pas, poursuivit-il. Ca ne m’amuse pas, Lisa. Moi aussi je suis avec Frank.

Ce qu’il ressentait ressemblait a du chagrin emousse. Cela lui faisait l’effet d’une vieille peine mal oubliee. Ca grincait au fond de son ame et il avait de la difficulte a respirer normalement.

— Dites, Paulo, vous croyez que ca marchera ?

Elle venait de lacher sa question d’une voix implorante de petite fille, et il en fut profondement remue.

— Oh ! alors, si vous le prenez comme ca, pesta Paulo en arpentant le bureau a pas rageurs, vous allez nous porter la cerise !

Il revint se planter devant elle, enfonca ses mains dans ses poches pour se donner une attitude et commenta de sa voix lente et acide :

— Quand vous collez la meilleure des montres contre votre oreille, Lisa, elle finit par s’arreter. Elle s’arrete parce que vous doutez d’elle. Les montres, c’est comme les gens : il faut savoir leur faire confiance. Nous, on a mis une montre au point. Une montre tellement bien reglee qu’un Suisse en creverait de jalousie. Alors foutons-lui la paix et laissons-la fonctionner.

Il fit claquer sa langue, comme un grumeur de vin.

— Passez-moi une cigarette.

Elle lui presenta le paquet et lui sourit avec reconnaissance. Paulo prit une cigarette.

— Vous, non ? demanda-t-il.

Lisa qui n’y pensait pas en saisit une a son tour et Paulo la lui alluma. Des bourrasques de vent leur apportaient par instants les echos d’un lied allemand. Paulo ouvrit la porte vitree donnant sur l’exterieur et le lied se fit plus present. Il ecouta un instant, mais les morsures de la pluie le firent reculer et il referma la porte.

— Ce sont des matafs au bar de la douane, expliqua-t-il.

— A quelle heure Gessler a-t-il dit qu’il viendrait ? demanda Lisa.

— A six heures un quart.

— Il n’est pas la.

— Parce qu’il est six heures dix !

Elle se pinca les yeux entre le pouce et l’index. Elle n’avait pas ferme l’?il au cours de la nuit precedente et ses paupieres brulaient son regard comme un fer rouge.

— Vous croyez qu’il viendra ? demanda Lisa.

— Quelle idee !

— J’ai peur qu’il ne flanche ! Gessler a toujours mene une vie si exemplaire !

— Justement, ricana Paulo, les occasions de sortir du droit chemin ne sont pas tellement nombreuses pour un honnete homme ! D’autant plus, ajouta-t-il, que lui doit tout faire par poids et mesure : surtout le mal !

Il se tut en voyant surgir une silhouette derriere la porte vitree donnant sur l’exterieur. Il n’avait pas entendu vibrer les marches de fer de l’escalier et l’apparition le prenait au depourvu. Paulo avait horreur d’etre pris au depourvu.

La porte s’ouvrit sur Gessler. C’etait un homme d’une quarantaine d’annees, blond-gris, tres germanique, avec des manieres d’homme du monde et une elegance un peu triste parce que legerement surannee. Il tenait une valise de bazar a la main. La valise neuve et mediocre detonnait. Lisa eut un mouvement de joie en le voyant entrer dans le bureau. Cette venue lui sembla etre un heureux presage.

— On parlait de vous, monsieur Gessler, dit Paulo avec humour.

Gessler lui jeta un regard glace que sa politesse naturelle ne parvenait pas a rechauffer.

Il eut un pale sourire.

— Dans cette affaire, fit-il, moins on en parlera, mieux cela vaudra.

Puis il s’approcha de Lisa et s’inclina devant elle avec un leger claquement de talons.

— Bonsoir, Lisa.

Elle garda ses mains frileusement blotties au fond de ses poches.

— Quelles sont les nouvelles ? demanda la jeune femme, avec une anxiete vibrante.

Gessler posa la valise sur le bureau a cylindre.

— Les nouvelles auxquelles vous faites allusion ne sont pas encore des nouvelles, dit-il en consultant sa montre. Du moins je ne le pense pas. En ce moment le fourgon sort tout juste de la prison.

Il s’exprimait dans un francais irreprochable, mais il avait un assez fort accent que la douceur de sa voix parvenait a attenuer.

— Et s’il y avait un contrordre a la derniere minute ? balbutia Lisa.

— Chez nous, murmura Gessler, les contrordres ne sont jamais donnes a la derniere minute.

— J’ai peur, fit-elle.

Toute sa detresse etait contenue dans cet aveu. Paulo et Gessler eurent un meme mouvement inacheve pour s’approcher de Lisa. Ils se generent mutuellement et rengainerent leur compassion.

— En supposant que ca rate, commenca-t-elle.

Elle fixait le vieux volet du bureau d’un ?il morne.

— C’est une supposition que j’ai beaucoup faite ces derniers jours, assura Gessler.

— Alors ? demanda-t-elle du ton que prend un malade pour questionner son medecin apres l’auscultation.

— Alors, fit Gessler, je prefere ne plus la faire au moment ou… les choses s’accomplissent !

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