Gessler approuva et, sortant un minuscule trousseau de cles de sa poche, il le tendit a Paulo.

— Il y a un petit transistor dans le vide-poches de ma voiture, fit-il.

Paulo prit les cles.

— Ou est votre auto ?

— C’est la Mercedes noire en bordure du Farkanal.

Paulo fit sauter le trousseau de cles a plusieurs reprises dans le creux de sa main, puis il sortit apres leur avoir jete un etrange regard. Son pas fit vibrer l’escalier de fer. Lisa et son compagnon l’ecouterent decroitre en regardant les rigoles de pluie qui se multipliaient sur les vitres, tissant une bizarre toile d’araignee dont le motif se modifiait sans treve.

Lisa s’approcha de Gessler et le fixa un moment, de ses yeux ardents cernes par l’angoisse.

— Adolf, murmura-t-elle, je ne suis pas fachee d’etre seule un moment avec vous.

— Je suis toujours heureux quand nous nous trouvons en tete a tete, Lisa.

« Comme il est calme et maitre de soi », songea-t-elle. Elle l’admirait. C’etait un homme surprenant qui l’avait toujours deroutee. Il lui faisait songer a un palmier. Il etait droit, dur et rugueux, mais le c?ur etait d’une infinie tendresse.

— Le moment est venu de vous dire merci, murmura la jeune femme. C’est un moment difficile.

Gessler posa sa main soignee sur l’epaule de Lisa.

— Le moment est venu de vous dire adieu, riposta-t-il, c’est un moment plus difficile encore.

Ils resterent un instant comme petrifies. Ils avaient trop de choses a se dire ; des choses qu’ils ne se diraient jamais. Elles leur nouaient la gorge.

— Merci, Adolf, balbutia-t-elle enfin.

— Adieu, Lisa, dit lentement Gessler en retirant sa main.

— Je vous dois tout, fit-elle.

Elle avait le regard brillant et des larmes s’amassaient au bord de ses longs cils.

— Comme vous devez souffrir d’avoir aide a… a ceci ?

Les larmes escaladerent les cils de Lisa et tomberent rapidement sur son visage crispe. Gessler songea que ces deux larmes constituaient une sorte de cadeau tres precieux et il aurait voulu les toucher, mais il n’osa pas.

— Je ne regrette rien, affirma-t-il seulement.

Il pensa a Lotte, sa femme, si paisible, si grasse et si fondante, et dont le babillage de perruche ne s’interrompait jamais. Il la voyait a table, s’empiffrant de la nourriture plantureuse. Ou bien au theatre, dans des atours surannes et clinquants.

— Non, repeta-t-il sur un ton de defi, je ne regrette rien.

— Sans votre aide, objecta Lisa, tout aurait continue comme avant.

— Je sais.

Cet « avant » dont parlait la jeune femme chantait deja dans le c?ur de Gessler la melancolique chanson des bonheurs perdus. Il eut un moment de desarroi, lui si calme.

— Mais a cause de votre aide, continua Lisa, nous allons devoir nous separer.

Pourquoi insistait-elle de cette facon ? Pourquoi versait-elle du sel sur la plaie ? Gessler ne pensait pas qu’elle cherchat a lui faire mal par plaisir. Il se dit qu’il n’avait jamais compris grand-chose aux femmes. Elle devait avoir ses raisons.

— Vous etes un homme magnifique, Adolf.

Il fut gene et haussa rudement les epaules.

— Mais non, dit-il sechement ; lorsqu’on ne peut pas conserver ce qui vous echappe, le mieux c’est encore de le donner. Ce n’est pas de la magnificence, c’est de l’orgueil.

Puis, avec une aprete qui effraya Lisa il lui jeta :

— Adieu, Lisa !

Elle se meprit.

— Vous partez tout de suite ? demanda-t-elle, epouvantee a l’idee de rester seule dans ce vaste batiment ou flottaient des odeurs indecises d’emballage et de moisissure.

— Certes non, mais je vous dis adieu maintenant parce que les gens ne se disent jamais adieu au bon moment.

Dans un elan elle lui tendit la main. Il la recueillit, la porta a ses levres puis la pressa contre sa joue.

— Je ne crois pas beaucoup en Dieu, soupira-t-il, mais que Dieu vous garde, Lisa.

— J’espere que vous n’aurez pas d’ennuis ? fit-elle en le contemplant.

Gessler lacha la main de sa compagne et defit les boutons de son vetement.

— En tant qu’avocat de Frank je serai surement entendu, mais j’ai si bonne reputation qu’a moins d’une… indiscretion…

Il eut un rire cassant.

— La police est comme le commun des mortels, vous savez. Elle s’imagine qu’il y a une limite d’age pour devenir malhonnete.

Elle savait qu’un violent combat se deroulait dans la conscience de Gessler. A la facon dont il avait prononce le mot « malhonnete » elle put mesurer l’etendue de son desenchantement. L’avocat ne guerirait jamais de son forfait. Elle savait qu’a dater de cet instant son univers de bourgeois integre allait se degrader progressivement. Pour le moment, il etait en etat de crise et le peril encouru masquait toute autre preoccupation. Mais bientot, lorsque le calme reviendrait, un mal pernicieux, mysterieux et implacable, se developperait en lui.

— Vous m’en voulez ? demanda-t-elle.

— Je n’en veux a personne, assura l’avocat, pas meme a moi-meme.

— J’ai peur que, plus tard…

Il lui sourit de nouveau et cette fois ce fut un vrai sourire plein de bonte et de tendresse.

— Rassurez-vous : je vais m’empresser de redevenir respectable ; je suis tellement fait pour ca.

— Qu’allez-vous faire lorsque nous serons partis ?

— Mais… rentrer chez moi, dit Gessler. Les bourgeois finissent toujours par rentrer chez eux.

Il revassa un moment. La tension devenait si penible pour Lisa qu’elle se mit a regretter l’absence de Paulo.

— Vous n’avez jamais apercu ma femme en venant a mon cabinet ? demanda-t-il.

Lisa secoua negativement la tete.

— Quand je l’ai epousee, dit l’avocat, c’etait une belle fille blonde et appetissante. Pendant vingt ans je l’ai regardee grossir, je l’ai regardee vieillir. J’avais l’impression… Je ne sais pas : que cela signifiait quelque chose ; que cela conduisait quelque part. Et puis non ! L’assiette qui tourne au bout d’un baton de jongleur ne signifie rien non plus. Je suis une assiette au bout d’un baton, Lisa.

« Je tourne, je tourne… Le mouvement se ralentit progressivement. Un jour je tomberai et me briserai.

Il rabattit d’un geste brusque le couvercle de la valise car la vue des vetements l’incommodait.

— Vous avez remarque les nombreuses plantes vertes qui pretendent orner mon appartement ?

— Oui. Elles sont belles, fit Lisa, sincere.

— Tous les matins, Lotte les essuie feuille apres feuille avant de les arroser et de les gaver d’engrais mysterieux. Ce sont nos enfants. Nous avons eu des plantes vertes ensemble. Lotte et moi. D’autres ont des oiseaux, des chiens, des chats ou des poissons exotiques… D’autres ont des enfants ! Je vis dans une serre et, par instants, j’avais un peu l’impression de devenir vegetal.

— Vous aviez ? souligna-t-elle, surprise par cet imparfait.

Il la prit aux epaules. Personne n’avait jamais mis ses mains ainsi sur les epaules de Lisa. C’etaient des mains sures et ferventes.

— Lisa, je ne sais pas si nous reussirons l’evasion de votre Frank, mais je peux assurer que nous avons reussi la mienne.

Une musique hysterique eclata tout a coup. Ils sursauterent et se tournerent vers Paulo qui venait d’entrer en balancant a bout de bras un transistor en marche. Le poste ronflait a plein regime, au paroxysme de ses possibilites. Paulo jeta un regard coagule sur le couple. Il fixait les mains blanches de Gessler toujours posees sur les epaules de Lisa.

Les machoires crispees, Paulo referma la porte vitree d’un coup de talon. Les carreaux feles chanterent.

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