Michel.
– De grace, messieurs, interrompis-je, apprenez-moi quels sont ces mysterieux Six?
– Je ne doute pas que vous ne fassiez promptement leur connaissance, dit Sapt. Ce sont six individus de la maison de Michel, qui lui appartiennent corps et ame: trois Ruritaniens, un Francais, un Belge et un compatriote a vous. Tous sont prets a tuer et a se faire tuer pour Michel.
– Peut-etre serai-je celui-la, fis-je.
– Rien de plus vraisemblable, acquiesca Sapt. Quels sont les trois qui sont ici?
– De Gautel, Bersonin et Detchard.
– Les etrangers! C’est clair comme de l’eau de roche. Le duc les a amenes avec lui, et a laisse les Ruritaniens aupres du roi. Il veut compromettre les Ruritaniens autant que possible.
– Ils ne se trouvaient pas parmi les amis auxquels nous avons dit un mot au pavillon? demandai-je.
– Plut a Dieu qu’ils y eussent ete! reprit Sapt. Au lieu de six, ils ne seraient plus que quatre!»
J’avais deja developpe en moi un attribut de la royaute: le sentiment que je ne devais pas reveler mes idees ni mes desseins secrets meme a mes plus intimes amis. Mon plan etait parfaitement arrete. Je voulais me rendre aussi populaire que possible et en meme temps ne pas temoigner de mauvaise grace a Michel. De cette facon, j’esperais calmer l’hostilite de ses adherents et lui donner, au cas ou un conflit surviendrait, non pas le role d’une victime, mais celui d’un ingrat.
Je ne desirais pas toutefois voir eclater entre nous les hostilites; il etait de l’interet du roi que le secret fut garde le plus longtemps possible. Tant qu’il le serait, j’avais beau jeu a Strelsau. La situation, en se prolongeant, affaiblissait Michel.
Dans l’apres-midi, il me prit fantaisie de sortir a cheval, et, accompagne par Fritz von Tarlenheim, je fis le tour de la nouvelle avenue du Parc-Royal en rendant avec la plus scrupuleuse politesse tous les saluts qui m’etaient adresses. Alors je passai a travers quelques rues, et m’arretai pour acheter des fleurs a une jeune marchande que je payai d’une piece d’or; puis, ayant, comme je le souhaitais, attire l’attention de la foule (plus de cinq cents personnes me suivaient), je me dirigeai vers le palais qu’occupait la princesse Flavie et fis demander si elle pouvait me recevoir.
Cette demarche surexcita fort l’enthousiasme de mon bon peuple, qui m’acclama. La princesse etait tres populaire, et le chancelier, l’austere chancelier lui-meme, ne s’etait pas fait scrupule de me dire que, plus je ferais a la princesse une cour assidue, plus tot je l’amenerais a une heureuse conclusion, plus je gagnerais l’affection de mes sujets. Le chancelier, naturellement, ne se rendait pas compte des difficultes qu’il y avait pour moi a suivre son loyal et excellent conseil. Toutefois je pensais que, professionnellement, il n’y aurait a cela aucun mal; et, dans ce dessein, Fritz m’appuya avec une cordialite qui me surprit un peu jusqu’au moment ou il me confessa qu’il avait des raisons particulieres pour desirer aller au palais de la princesse, raisons qui n’etaient autres qu’un sentiment qu’il avait voue a une demoiselle d’honneur, amie intime de la princesse, la comtesse Helga von Straszin.
L’etiquette favorisa les esperances de Fritz: tandis qu’on m’introduisait dans la chambre de la princesse, il put rester dans la salle d’attente avec la comtesse: en depit des gens et des domestiques dissemines ca et la, je ne doute pas qu’ils purent se menager un tete-a-tete; mais je n’avais guere le loisir de m’occuper d’eux, car j’etais arrive a l’un des passages les plus delicats et les plus epineux du role difficile que j’avais accepte. Il fallait me rendre la princesse favorable et elle ne devait pas m’aimer; il fallait lui temoigner de l’affection et ne point en ressentir. Je fis un grand effort afin d’etre a la hauteur de la situation, situation que ne rendit pas moins embarrassante le trouble charmant avec lequel la princesse me recut. On verra plus loin si je m’acquittai bien de mon role.
«Voila que vous gagnez des lauriers d’or maintenant, fit-elle. Vous etes comme le prince Henry, de Shakespeare, que le fait d’etre roi transforme… Mais pardonnez-moi, Sire, j’oubliais que je parle au roi.
– Je vous supplie de ne me dire que ce que vous dicte votre c?ur et de ne m’appeler jamais que par mon nom!»
Elle me regarda un moment.
«Eh bien! soit, reprit-elle; je suis heureuse et fiere, Rodolphe. En verite, tout est change en vous, jusqu’a l’expression de votre visage.»
J’acquiescai a son dire; mais, le sujet me paraissant scabreux, j’essayai une diversion.
«Mon frere est de retour, a ce que j’ai entendu dire. Il etait en deplacement, parait-il.
– Oui, il est revenu, repondit-elle, en froncant legerement les sourcils.
– Il ne peut jamais rester longtemps eloigne de Strelsau, remarquai-je en souriant. Sur ma foi, nous sommes tous ravis de le voir. Plus nous le sentons pres de nous, plus nous sommes heureux.
– Comment cela, cousin? Serait-ce parce que vous pouvez plus facilement…
– Savoir ce qui l’occupe? Peut-etre bien, cousine. Et vous, pourquoi etes-vous contente?
– Je n’ai pas dit que je fusse contente, repondit-elle.
– On le dit pour vous.
– Les gens qui disent cela sont des insolents, riposta-t-elle avec une delicieuse arrogance.
– Et croyez-vous que je sois de ceux-la?
– Ce serait faire injure a Votre Majeste, dit-elle avec une reverence ironiquement respectueuse; puis elle ajouta, malicieusement, apres une pause: A moins que…
– A moins que?…
– A moins que Votre Majeste ne s’imagine que je suis preoccupee de savoir ou est le duc de Strelsau, quand je ne m’en soucie pas plus que de cela…»
Et elle fit gentiment claquer ses doigts. Que n’aurais-je donne pour etre le roi!