Burlesdon se leva, et alla au fond de la piece chercher un journal.

Il revint, tenant un numero du London News illustre. Ce journal contenait une grande gravure representant la ceremonie du couronnement de Rodolphe V dans la cathedrale de Strelsau. Il mit la gravure et la photographie cote a cote. Assis devant la table, je les comparais, je regardais, et j’oubliais tout.

Mes yeux allaient de ma propre image a celle de Sapt, de Strakencz, a la robe de pourpre du Cardinal, au visage du duc Noir, a la silhouette altiere de la princesse assise a son cote. Je regardais, longtemps, ardemment.

Mon frere, en posant sa main sur mon epaule, me tira de ma reverie. Il me regardait, et je lisais dans ses yeux un doute, une question.

«La ressemblance est extraordinaire, comme vous pouvez voir, dis-je, et, vraiment, je crois que je ferai mieux de ne pas aller en Ruritanie.»

Rose, quoique ebranlee, ne voulait pas lacher pied.

«Bah! c’est une defaite, fit-elle avec mauvaise humeur. Vous ne voulez rien faire. Sans quoi vous pourriez devenir ambassadeur.

– Je n’ai jamais songe a devenir ambassadeur, dis-je.

– Oh! c’est plus que vous n’en pourriez faire», riposta-t-elle.

C’etait la verite pure, et pourtant j’avais ete bien plus que cela. Comment l’idee de devenir ambassadeur eut- elle pu m’eblouir? N’avais-je pas ete roi?

Lorsque ma jolie belle-s?ur, de fort mauvaise humeur, nous eut quittes, Burlesdon alluma une cigarette, et me regarda de nouveau de la meme facon interrogative.

«Cette gravure, dans le journal…, commenca-t-il.

– Prouve que le roi de Ruritanie et votre humble serviteur se ressemblent comme deux gouttes d’eau.»

Mon frere secoua la tete. Ce n’etait pas la, evidemment, ce qu’il avait voulu dire.

«C’est vrai, et pourtant il me semble que j’aurais vu tout de suite que cette photographie n’etait pas la tienne. Il me semble qu’il y a entre la photographie et la gravure une petite difference. Je ne saurais dire en quoi elle consiste: elles sont tres semblables, et pourtant…

– Pourtant?

– La gravure te ressemble encore davantage.

– Eh bien! moi, repondis-je hardiment, je trouve que la photographie est plus ressemblante. Quoi qu’il en soit, Bob, je ne veux pas aller a Strelsau.

– Non, non, tu ne dois pas y aller.»

Soupconne-t-il quelque chose? A-t-il quelques lueurs de la verite? Je n’en sais rien. Si oui, il ne m’en a rien dit et, ni lui ni moi, ne faisons jamais allusion a cette affaire. Sir Jacob Borrodaile a du trouver un autre attache.

Depuis que les evenements que je viens de conter se sont passes, j’ai mene la vie la plus calme dans une petite maison que j’avais louee a la campagne. Tout ce qui interesse les hommes dans ma position sociale, ambition, plaisirs, n’a pour moi aucune espece d’attrait. Lady Burlesdon desespere completement de pouvoir rien faire de moi; mes voisins me traitent de reveur, de paresseux, de sauvage. Je suis encore tout jeune pourtant et, de temps en temps, je m’imagine que mon role en ce monde n’est pas fini; qu’un jour, d’une facon ou d’une autre, je me trouverai encore mele a de grandes choses, que j’aurai a traiter des affaires d’Etat, a me mesurer avec des ennemis, a reunir toutes mes forces pour combattre le bon combat, et frapper d’estoc et de taille.

Telle est la trame de mes pensees lorsque, mon fusil ou une canne a la main, je vagabonde a travers les bois ou le long du fleuve. Ce songe s’achevera-t-il? Je ne puis le dire. Encore moins puis-je dire si la scene, dont je garderai eternellement la memoire, sera celle aussi de mes nouveaux exploits. En tout cas, j’aime a penser que, une fois encore, je traverse la foule qui me salue dans les rues de Strelsau, ou que je me trouve a l’ombre du triste donjon de Zenda.

Puis, ma reverie abandonne l’avenir pour retourner vers le passe, et c’est alors une longue suite d’apparitions: d’abord, cette premiere nuit avec le roi, et ma defense heroique derriere la table a the, et la nuit dans le fosse, et la poursuite a travers la foret. Je vois defiler amis et ennemis; le peuple qui avait appris a m’aimer, a me respecter, ces six miserables qui avaient jure ma mort. Et, parmi ceux-la, il en est un surtout, un qui court encore le monde, meditant la ruse et la trahison. Ou est ce Rupert, cet enfant qui a failli me perdre? Quand son nom traverse ma memoire, ma main instinctivement cherche mon epee, mon sang court plus vite dans mes veines, et l’insinuation du destin, le pressentiment, s’accentue, se precise, et me murmure a l’oreille que je n’en ai pas fini avec Rupert. Et je fais des armes. Je m’exerce, je cherche a ne pas me rouiller et a conserver, autant que possible, mes forces pour cette rencontre eventuelle.

Chaque annee, je vais a Dresde, ou mon cher et fidele ami Fritz von Tarlenheim vient me rejoindre. La derniere fois, sa jolie femme Helga l’avait accompagne, ainsi qu’un beau bebe joufflu. Nous restons une semaine ensemble, Fritz et moi; il me conte tout ce qui se passe a Strelsau. Le soir, il me parle de Sapt et du roi, et quelquefois meme de Rupert; et enfin, lorsque la nuit s’avance, nous parlons d’elle, de Flavie! Car, chaque annee, Fritz apporte avec lui, a Dresde, une petite boite au fond de laquelle est couchee une rose rouge; autour de la tige de la rose s’enroule une petite bande de papier avec ces mots: «Rodolphe – Flavie – toujours!» Fritz en remporte une toute pareille. Ces messages et les bagues que nous portons, voila tout ce qui me lie a la reine de Ruritanie.

Reverrai-je jamais son cher visage, ses joues pales, ses cheveux d’or? Je ne sais. Se peut-il qu’un jour, quelque part, elle et moi, nous nous trouvions reunis, sans que rien puisse nous separer? Je ne sais.

Mais, si cela ne doit jamais etre, si jamais plus je ne dois la regarder ni l’entendre, c’est bien! En ce monde, je vivrai comme il convient a un homme qu’elle aime; et, dans l’autre, Dieu veuille me donner un sommeil sans reves.

1894

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