qu’il m’eut ete impossible de ne pas les prononcer. Un long temps, le silence regna.
«Je suis fou! m’ecriai-je tout a coup.
– Que j’aime votre folie!» repondit-elle.
Son visage etait dans l’ombre, mais je vis luire une larme sur sa joue. Mes ongles s’enfoncerent dans la soie du sofa.
«L’amour est-il tout? demanda-t-elle d’une voix basse, aux accents exquis, qui me parurent apporter un baume a mon c?ur brise. Si l’amour etait tout, je vous suivrais, fut-ce en haillons, au bout du monde; car vous tenez mon c?ur dans le creux de votre main. Mais l’amour est-il bien tout?»
Je ne repondis pas. Je rougis aujourd’hui a la pensee que je ne fis rien pour la secourir.
Elle s’approcha de moi et me mit la main sur l’epaule. Et moi, je saisis ses deux petites mains dans les miennes.
– Je connais bien des gens qui ecrivent et parlent comme si cela etait. Peut-etre est-ce vrai pour quelques- uns. C’est le sort qui en decide. Ah! si j’etais de ceux-la! Mais, si l’amour etait tout…, vous auriez laisse le roi mourir dans sa cellule!»
Je baisai sa main.
«Une femme peut, comme un homme, etre esclave de son honneur. Le mien, Rodolphe, exige que je sois fidele a mon pays et a ma maison. Je ne sais pas pourquoi Dieu a permis que je vous aime, mais je sais que je dois rester.» Je gardais toujours le silence. Elle attendit un moment, puis reprit:
«Votre bague restera toujours a mon doigt, votre c?ur dans mon c?ur; mais il faut que vous partiez et que je reste. Et peut-etre faudra-t-il que je me resolve a une chose dont la seule pensee me tue.»
Je compris ce qu’elle voulait dire et un frisson me parcourut tout entier. Mais je ne pouvais pas m’evanouir devant elle. Je me levai et pris sa main.
«Vous ferez ce que vous voudrez ou ce que vous devrez, dis-je, et je remercie Dieu qu’il devoile ses desseins a un etre tel que vous. Ma croix sera moins lourde, car votre bague restera toujours a mon doigt, votre c?ur dans mon c?ur. Et maintenant, que Dieu vous protege, bien-aimee.»
Alors, un chant triste frappa nos oreilles. A la chapelle, les pretres disaient l’office pour les ames de ceux qui avaient peri en cette aventure. Ils semblaient chanter le
«Ma reine et ma beaute! dis-je.
– Mon vrai chevalier! dit-elle. Peut-etre ne nous re-verrons-nous jamais!»
Au moment de la quitter, je l’entendis qui repetait mon nom, toujours mon nom, jusqu’a ce que je l’eusse perdue de vue.
Je gagnai rapidement le pont ou je trouvai Fritz et Sapt qui m’attendaient. Ils me firent changer de costume puis, le visage enveloppe, je montai a cheval et nous gagnames une petite station de chemin de fer isolee sur la frontiere de Ruritanie.
Nous y arrivames a l’aube: mes deux amis me promirent de m’envoyer des nouvelles; le vieux Sapt lui-meme semblait attendri; quant a Fritz, il ne pouvait retenir ses larmes. J’ecoutais comme dans un reve tout ce qu’ils me disaient.
«Rodolphe! Rodolphe! Rodolphe!» ces mots bourdonnaient encore a mes oreilles, hymne de douleur et d’amour. A la fin ils comprirent que je ne pouvais les entendre et nous marchames quelque temps en silence, jusqu’a ce que Fritz me toucha le bras, et je vis au loin la fumee bleue de la locomotive. Alors, je leur tendis a chacun une main.
«Je me sens bien lache, ce matin, fis-je, en souriant. Mais nous avons prouve que nous savions avoir du courage quand c’etait necessaire, n’est-ce pas?
– Nous avons dejoue les projets du traitre et mis le roi sur le trone.»
Tout a coup, et, avant meme que j’aie pu deviner son intention et l’arreter, Fritz se decouvrit, et, s’inclinant comme il en avait l’habitude, me baisa la main. Comme je la retirais vivement, il essaya de rire.
«Le ciel se trompe parfois; il ne fait pas rois ceux qui meritent le plus de l’etre.»
Le vieux Sapt tortillait sa moustache d’une main, tandis que, de l’autre, il me serrait etroitement le bras.
«Dans les affaires de ce monde, reprit-il, le diable ne perd jamais tout a fait ses droits.»
A la gare, on devisagea curieusement l’homme au visage enveloppe, mais nous ne fimes pas attention aux regards des curieux. Je me tenais aupres de mes deux amis et attendais que le train fut a quai.
Alors, nous nous serrames encore la main, et je montai en wagon; puis, sans rien dire, tous deux, cette fois, et, en verite, de la part de Sapt, c’etait assez etrange, ils se decouvrirent et attendirent, tete nue, que le train eut disparu. En sorte qu’on crut que c’etait quelque personnage considerable qui, pour son plaisir, prenait incognito le train dans une petite station presque deserte, tandis que ce n’etait en realite que Rodolphe Rassendyll, le cadet d’une excellente maison anglaise, mais n’ayant ni fortune, ni situation, ni rang. Les curieux eussent ete bien desappointes par cette revelation. Et, s’ils avaient tout su, comme leurs regards eussent ete plus aiguises encore! Car, quoi que je dusse etre desormais, pendant trois mois j’avais ete roi, ce qui, s’il n’y a pas lieu d’en concevoir un extreme orgueil, etait au moins une experience interessante a tenter. Sans doute j’en avais attendu plus qu’il n’etait sage car, des tours de Zenda d’ou le train s’eloignait, jusqu’a mes oreilles et dans mon c?ur, ce cri ne continuait-il pas a retentir a travers les airs: «Rodolphe! Rodolphe! Rodolphe!»
XXII Pour conclure
Les details de mon voyage pour rentrer en Angleterre sont, je crois, de peu d’interet.
J’allai directement en Tyrol, ou je passai une quinzaine de jours paisibles.