— Qu’est-ce qui vous amuse tant, H. Lamia ?
— Votre conception de la mort.
Ses yeux noisette prirent un air peine.
— C’est peut-etre drole de votre point de vue, mais vous ne pouvez pas savoir ce que represente une minute de… deconnexion pour un element du TechnoCentre. Ce sont des siecles de temps et d’informations qui se perdent. Des millenaires de non-communication.
— Ouais… grognai-je, encore capable de retenir mes larmes sans trop me forcer. Et qu’est-ce que votre corps, votre cybride a fait pendant que vous changiez de bande ou je ne sais quoi ?
— Je suppose qu’il est reste dans le coma.
— Il n’a aucune autonomie de fonctionnement ?
— Si, mais pas en cas d’arret general du systeme.
— Bon. Ou avez-vous repris connaissance ?
— Je vous demande pardon ?
— Ou se trouvait le cybride quand vous l’avez reactive ?
Il hocha la tete pour montrer qu’il avait compris. Puis il tendit la main vers un gros bloc qui se trouvait a moins de cinq metres de la porte distrans.
— La-bas.
— De ce cote-ci ou de l’autre ?
— De l’autre.
J’allai examiner l’endroit. Pas de traces de sang. Pas le moindre ecrit. Pas d’arme du crime oubliee. Pas meme une empreinte ni le moindre indice attestant que le corps de Johnny etait reste la une eternite ou une minute. Une equipe medico-legale de la police aurait peut-etre trouve la des tas d’indices microscopiques ou biotiques, mais je n’y voyais rien d’autre que de la caillasse.
— Si vous avez reellement perdu la memoire, lui dis-je, comment pouvez-vous savoir que vous etes venu ici avec quelqu’un d’autre ?
— J’ai interroge la memoire du systeme distrans.
— Vous vous etes peut-etre donne la peine de verifier l’identite du porteur de la carte universelle ?
— Nous avons utilise une seule carte, la mienne.
— Une seule autre personne ?
— Oui.
Je hochai lentement la tete. Les archives distrans auraient suffi a resoudre toutes les enigmes policieres intermondes s’il s’etait agi de vraie teleportation. Elles auraient permis de reconstituer le sujet de la premiere a la derniere molecule. Mais le distrans, c’est autre chose. Essentiellement, d’apres ce que j’ai compris, il s’agit de percer un trou dans la texture de l’espace-temps au moyen d’une singularite de phase. Si le criminel distrans n’utilise pas sa carte personnelle, les seules donnees disponibles apres son passage sont le point d’origine et la destination.
— D’ou veniez-vous ? demandai-je.
— De Tau Ceti Central.
— Vous avez le code ?
— Naturellement.
— Allons-y avant de continuer cette conversation. Cet endroit pue la peau du diable.
TC2, comme on surnomme Tau Ceti Central depuis des temps immemoriaux, est sans conteste le monde le plus peuple de tout le Retz. Outre sa population normale de cinq milliards d’habitants qui se disputent un espace continental representant moins de la moitie de celui de l’Ancienne Terre, il dispose d’un anneau ecologique orbital qui abrite un demi-milliard d’individus supplementaires. Non seulement TC2 est la capitale de l’Hegemonie et le siege du Senat, mais c’est aussi le centre inconteste des affaires de tout le Retz. Le code que Johnny avait trouve nous conduisit dans un terminex de six cents portes au c?ur de l’une des plus hautes spires de la Nouvelle-Londres, dans l’un des plus vieux quartiers de la ville.
— Bon, si on allait boire quelque chose ? demandai-je.
Le choix ne manquait pas parmi les bars qui entouraient le terminex. Je jetai mon devolu sur un endroit qui me paraissait relativement calme. Le decor imitait celui d’une taverne de marins. Il y faisait frais et sombre, et il y avait beaucoup de cuivres et de boiseries factices. Je commandai une biere. Je ne bois jamais rien de plus fort que ca et je n’utilise jamais le flash-back lorsque je suis sur une affaire. Parfois, j’ai l’impression que c’est ce besoin d’autodiscipline qui me maintient dans la profession.
Johnny commanda egalement une biere, une brune allemande importee du Vecteur Renaissance. L’idee me traversa qu’il aurait ete interessant de savoir quels vices un cybride comme lui pouvait bien avoir.
— Qu’avez-vous decouvert d’autre avant de venir me voir ? demandai-je.
Il ecarta les mains.
— Rien du tout.
— Merde, declarai-je gravement. Vous rigolez ? Avec tous les moyens dont les IA disposent, vous allez me dire que vous etes incapable de reconstituer les faits et gestes de votre cybride pendant les quelques jours qui ont precede… l’accident ?
— Oui, dit-il. Ou plutot, reprit-il apres avoir bu une gorgee de biere, je pourrais le faire, mais j’ai d’importantes raisons de m’abstenir. Je ne tiens pas a ce que les autres IA me surprennent en train d’enqueter.
— Vous soupconnez l’une d’elles ?
Au lieu de me repondre directement, Johnny me tendit une pelure ou figurait un releve de ses achats par carte universelle.
— Le trou consecutif a mon assassinat represente cinq jours standard, me dit-il. Voici les depenses effectuees pendant cette periode.
— Je croyais vous avoir entendu dire que vous n’etiez reste deconnecte qu’une minute.
Johnny se gratta la joue d’un doigt.
— Je m’estime heureux de n’avoir perdu que cinq jours de donnees.
Je fis signe au serveur humain de m’apporter une autre biere.
— Ecoutez, Johnny… ou qui que vous soyez. Je ne pourrai jamais attaquer correctement cette affaire si vous ne m’en dites pas un peu plus sur vous et sur la situation dans laquelle vous vous trouvez. Qu’est-ce qui pourrait inciter quelqu’un a vous tuer s’il sait que vous pourrez vous reconstituer ou je ne sais pas trop quoi ?
— Je vois deux mobiles possibles, me dit Johnny en levant sa biere.
— D’accord. Le premier, c’est de creer le trou de memoire qu’ils ont reussi a creer. Cela signifie, j’imagine, que ce qu’ils veulent vous faire oublier vous trottait deja dans la tete depuis une semaine ou deux. Et quel est le deuxieme ?
— Me faire passer un message. Mais j’ignore lequel, et de qui.
— Vous ne savez pas qui aurait interet a vous supprimer ?
— Non.
— Pas la moindre idee ?
— Pas la moindre.
— La plupart des assassinats sont des actes de colere irreflechie commis par quelqu’un que la victime connaissait bien. Un membre de la famille, un ami ou un partenaire sexuel. La majorite des crimes premedites ont pour auteur un proche de la victime.
Johnny demeurait silencieux. Il y avait quelque chose dans son visage que je trouvais incroyablement seduisant. Une sorte de force masculine associee a une sensibilite feminine. Peut-etre etait-ce son regard.
— Est-ce que les IA ont de la famille ? demandai-je. Se querellent-ils ? Ont-ils des brouilles, des scenes de menage ?
Il sourit legerement.
— Non. Nous avons une organisation quasi familiale, mais qui n’implique pas du tout de liens emotionnels ou protecteurs comme ceux des familles humaines. Les « familles » des IA sont essentiellement des classements par groupes qui permettent eventuellement de codifier certains processus de pensee ou d’action.
— Vous ne pensez donc pas que c’est une autre IA qui vous a attaque ?