Il se passa la main sur le front, comme s’il etait soudain tres las ou comme si la tete lui tournait.

— Comment s’appelait-elle ?

— Fanny.

Il avait presque chuchote ce nom. Je savais de qui il voulait parler. John Keats avait eu une fiancee nommee Fanny. Leur histoire d’amour avait ete une succession de frustrations romantiques qui l’avaient conduit presque au bord de la folie. Au moment de sa mort, en Italie, seul a l’exception d’un compagnon de voyage, se sentant abandonne de ses amis et de sa bien-aimee, il avait demande qu’un paquet de lettres non ouvertes et une boucle de la chevelure de Fanny soient deposes a cote de lui dans sa tombe.

Je n’avais jamais entendu parler de John Keats avant la visite de Johnny, mais j’avais eu le temps de me documenter depuis sur toutes ces conneries avec mon persoc.

— Vous ne voulez pas me dire ce que vous faites a la bibliotheque ? insistai-je.

Le cybride s’eclaircit la voix.

— Je cherche un poeme. Ou des fragments de l’original.

— Un poeme de Keats ?

— Oui.

— Ce ne serait pas plus facile d’interroger votre persoc ?

— Naturellement. Mais il est important pour moi de voir l’original… De le toucher.

Je meditai quelques instants sur ce qu’il venait de dire.

— De quoi parle ce poeme ?

Il sourit… ou, du moins, ses levres sourirent tandis que ses yeux noisette demeuraient pensifs.

— Il s’appelle Hyperion. Il est difficile de vous expliquer… de quoi il parle. D’echec artistique, je suppose. Keats ne l’a jamais acheve.

Je repoussai mon assiette pour tremper mes levres dans ma tasse de the tiede.

— Vous dites que Keats ne l’a jamais acheve. Cela veut-il dire que vous ne l’avez jamais acheve ?

L’etonnement que je lus alors sur son visage n’etait pas simule… a moins que les IA ne soient des acteurs consommes, ce qu’ils etaient peut-etre bien, apres tout.

— Mais, bon Dieu, murmura-t-il, comprenez que je ne suis pas John Keats. Le fait que ma personnalite soit calquee sur un gabarit de recuperation ne fait pas plus de moi John Keats que vous n’etes un monstre parce que vous vous appelez Lamia. Il y a un million d’influences diverses qui me distinguent de ce pauvre genie melancolique.

— Vous avez pourtant dit que je vous rappelais Fanny.

— L’echo d’un reve. Meme pas. Il vous est deja arrive de prendre des stimulants memoriels a base d’ARN, je suppose ?

— Quelquefois.

— C’est un peu comme ca. Des souvenirs… creux.

Un serveur humain nous apporta des biscuits-horoscopes.

— Cela vous interesserait-il de visiter le vrai Hyperion ? lui demandai-je.

— Qu’est-ce que c’est que ca ?

— Le monde des Confins. Quelque part au-dela de Parvati, je crois.

Johnny avait l’air intrigue. Il venait de dechirer l’emballage de son biscuit, mais n’avait pas encore lu l’horoscope.

— On l’a aussi appele le monde des Poetes, je crois, poursuivis-je. Et il y a une ville qui porte votre nom… ou celui de Keats.

Le jeune homme secoua la tete.

— Je regrette, dit-il, mais je n’en ai jamais entendu parler.

— Comment est-ce possible ? Les IA ne savent donc pas tout ?

Il eut un rire bref et sec.

— Celle a qui vous avez affaire est tout a fait ignare.

Il lut l’horoscope : GARDEZ-VOUS DE VOS IMPULSIONS.

Je croisai les bras.

— Vous savez, a part votre tour de passe-passe avec la banque, je n’ai toujours pas de preuve que vous soyez ce que vous pretendez.

— Donnez-moi la main, dit-il.

— La main ?

— Oui. Celle que vous voudrez. La.

Il emprisonna ma main droite dans ses deux mains. Ses doigts etaient plus longs que les miens, mais moins muscles.

— Fermez les yeux, me dit-il.

Je lui obeis. Sans transition, je me retrouvai… nulle part. Ou plutot quelque part au milieu de l’infoplan gris-bleu, planant au-dessus des autoroutes d’informations jaune de chrome, survolant, contournant par-dessous ou traversant de grandes cites rutilantes abritant des banques de donnees monumentales, des gratte-ciel ecarlates enrobes de cocons de securite de glace noire, des entites simples comme des comptes courants personnels ou des grands comptes illuminant la nuit telles des raffineries en train de bruler. Au-dessus de tout cela, hors de vue, comme en suspens dans un espace distordu, etait la gigantesque masse des IA, dont les communications les plus simples pulsaient comme de violents eclairs de chaleur le long d’horizons infinis. Quelque part, au loin, presque perdus dans le dedale des neons tridimensionnels delimitant une infime seconde d’arc dans l’incroyable infosphere d’un tout petit monde, je devinai plutot que je ne distinguai deux yeux noisette qui m’attendaient tranquillement.

Johnny me lacha la main. Puis il dechira l’emballage de mon biscuit et lut mon horoscope : INVESTISSEZ SAGEMENT DANS DES ENTREPRISES NOUVELLES.

— Doux Jesus ! chuchotai-je.

BB m’avait deja emmenee faire un tour dans l’infosphere ; mais sans derivation, l’experience n’avait ete qu’une ombre sans consistance a cote de celle-ci. C’etait la meme difference qu’entre une photo en noir et blanc representant un feu d’artifice et le feu d’artifice lui-meme.

— Comment faites-vous ca ? lui demandai-je.

— Pensez-vous faire avancer l’enquete demain ?

— Demain, repliquai-je, recouvrant mon sang-froid, j’ai l’intention de resoudre cette affaire.

Enfin, peut-etre pas resoudre, mais demarrer pour de bon, au moins. Le dernier debit porte sur la pelure de Johnny indiquait le bar de Renaissance V. Je m’y etais rendue des le premier jour, naturellement. J’avais discute avec plusieurs habitues, car il n’y avait pas de personnel humain, mais je n’avais trouve personne qui se souvint de Johnny. J’y etais retournee deux fois, sans avoir davantage de succes. Mais le troisieme jour, j’avais bien l’intention de rester jusqu’a ce que quelque chose craque.

Le bar etait loin d’avoir la classe de la taverne aux boiseries et aux cuivres ou Johnny et moi etions alles sur TC2. Celui-ci etait coince a l’etage d’une batisse lepreuse dans un quartier delabre a deux rues de la bibliotheque ou Johnny passait ses journees. Ce n’etait pas le genre d’endroit ou il avait l’habitude de s’arreter en allant sur la place ou se trouvaient les cabines distrans, mais c’etait le lieu parfait pour discuter en prive avec quelqu’un qu’il aurait rencontre a la bibliotheque ou en chemin.

Il y avait six heures que j’etais la, et je commencais a en avoir marre des cacahuetes salees et de la biere eventee lorsqu’un vieux depenaille entra. Je compris tout de suite qu’il s’agissait d’un habitue a sa maniere de pousser la porte sans s’arreter ni regarder autour de lui et de se diriger droit sur une petite table, dans le fond, ou il commanda un whisky avant meme que le mecaserveur fut parvenu a sa hauteur. Lorsque je m’approchai de sa table, je m’apercus qu’il n’etait pas tant depenaille qu’accable, a l’image des hommes et des femmes que j’avais apercus dans les boutiques ou aux etals du voisinage. Il leva vers moi des yeux rougis et resignes.

— Vous permettez que je m’assoie cinq minutes ?

— Ca depend, frangine. Vous vendez quoi ?

— Je ne vends pas, j’achete.

Je m’assis, posai ma chope sur la table et fis glisser vers lui une photo bidim de Johnny en train d’entrer

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