rendus soupconneux. Mais s’ils avaient voulu nuire a l’humanite, il y a longtemps qu’ils auraient eu l’occasion de le faire. Se demander s’ils vont se retourner un jour contre nous est aussi peu realiste que de s’inquieter d’une revolte des animaux de basse-cour.

— Sauf que les IA sont plus malins que nous.

— Oui, bien sur, il y a cet aspect-la.

— Est-ce que tu as entendu parler des programmes de recuperation de la personnalite ?

— Comme le projet Glennon-Height ? Oui, bien sur, comme tout le monde. J’ai meme travaille sur l’un de ces programmes, il y a quelques annees, a l’universite de Reichs. Mais cela appartient au passe. Personne ne s’y interesse plus, aujourd’hui.

— Et pour quelle raison ?

— Bon Dieu ! Tu ne connais vraiment rien a rien, toi ! Les programmes de recuperation de la personnalite ont tous ete des fiascos retentissants. Meme avec les meilleures sims – et ils avaient la cooperation du RTH-ECMO de la Force – il est impossible de tenir compte de toutes les variables de maniere satisfaisante. Le gabarit personnel devient conscient… Je ne veux pas dire conscient de sa propre existence, comme toi ou moi, mais conscient d’etre une personnalite artificiellement consciente, et cela conduit a des « boucles etranges » redhibitoires et a des labyrinthes non harmoniques qui se perdent dans un espace escherien.

— Tu ne pourrais pas traduire ?

BB soupira en jetant un coup d’?il au bandeau horaire bleu et blanc du mur oppose. Son heure de dejeuner obligatoire arrivait a sa fin. Il pourrait bientot rejoindre le monde reel.

— Cela veut dire, expliqua-t-il, que la personnalite recuperee s’effondre. Perd les pedales. Devient parano. Flippe a mort.

— Tout ca en meme temps ?

— En meme temps.

— Mais les IA continuent de s’interesser a cette technique ?

— Bof ! Qui peut savoir ? A ma connaissance, ils n’ont jamais mene aucun de ces projets a terme. La plupart etaient des travaux universitaires, diriges par des humains, et qui se sont soldes par des ratages. Des universitaires poussiereux essayant de faire revivre, avec des budgets monstrueux, d’autres universitaires poussiereux.

J’eus un sourire force. Dans trois minutes, il allait pouvoir se rebrancher.

— Est-ce que toutes les personnalites recuperees ont recu des cybrides annexes ? demandai-je.

— Quelle idee ! Ca ne s’est jamais fait ! Ca n’aurait pas marche.

— Pourquoi ?

— Ca n’aurait fait que bousiller la stimsim. Sans compter qu’il faudrait disposer de clones parfaits et d’un environnement interactif precis jusque dans ses moindres details. Vois-tu, ma grosse, avec ces personnalites reconstituees, il fallait recreer tout un univers pour pouvoir glisser quelques questions par l’intermediaire de reves ou de scenarios interactifs. Mais de la a extraire une personnalite de sa realite sim pour la transporter dans le temps ralenti…

C’etait le terme que les cyberpunks employaient depuis une eternite pour designer – pardonnez-moi l’expression – le monde reel.

— Ce serait la rendre dingo encore plus vite, acheva-t-il.

Je secouai plusieurs fois la tete.

— Bon, ben… merci, BB.

Je me dirigeai vers la porte. Encore trente secondes, et mon vieux copain de fac pourrait s’echapper du temps ralenti pour rejoindre son monde reel.

— BB, lui dis-je quand meme, en me ravisant. Tu n’aurais pas entendu parler d’une personnalite reconstituee a partir d’un ancien poete de la Terre, nomme John Keats ?

— Keats ? Bien sur. On en parlait beaucoup dans le programme, l’annee de mon diplome. C’est Martin Carollus qui a conduit cette experience a la Nouvelle-Cambridge, il y a une cinquantaine d’annees de ca.

— Et ca s’est termine comment ?

— Comme d’habitude. La perso a craque. Mais avant de se perdre dans les boucles etranges, elle est morte en sim. D’une maladie ancienne.

BB regarda la montre, sourit et prit sa derivation. Avant de l’enficher dans son orifice cranien, il se tourna vers moi avec un sourire deja beat.

— Je me souviens, dit-il. C’etait la tuberculose.

Si notre societe devait un jour opter pour une dictature a la George Orwell, le meilleur instrument d’oppression serait sans doute le sillage laisse par la carte bancaire. Dans une economie sans especes, avec un marche noir de troc reduit a l’etat de curiosite historique, les activites d’un individu pourraient etre pistees en temps reel par la simple etude du sillage monetaire trace par sa carte universelle. Il y avait des lois tres strictes sur la protection des libertes individuelles, mais les lois ont la mauvaise habitude de s’effacer ou de se faire abroger chaque fois que la pression sociale se transforme en poussee totalitaire.

Le sillage monetaire concernant les cinq jours qui avaient precede l’assassinat de Johnny indiquait qu’il s’agissait d’un homme modere dans ses habitudes et dans son train de vie. Avant de me lancer sur les pistes ouvertes par la pelure qu’il m’avait donnee, j’avais deja verifie cela par moi-meme en le filant discretement pendant deux jours ou il ne s’etait rien passe de notable.

Il vivait seul dans le rucher de Bergson-Est, et une verification de principe m’apprit qu’il n’avait pas change d’adresse depuis sept mois locaux, soit un peu moins de cinq mois standard. Le matin, il dejeunait dans un bar du voisinage, puis se distransportait sur le Vecteur Renaissance, ou il travaillait cinq ou six heures d’affilee dans une bibliotheque. Renseignements pris, il semble qu’il rassemblait des informations a partir de documents ecrits appartenant aux archives. Il prenait ensuite un repas leger au comptoir d’un marchand ambulant, puis retournait travailler une heure ou deux. Pour terminer sa journee, il se distransportait dans son appartement de Lusus ou dans l’un de ses restaurants favoris sur un autre monde. Il rentrait rarement apres vingt-deux heures. Il utilisait le distrans un peu plus que la moyenne de ses concitoyens de Lusus, mais son emploi du temps n’etait pas beaucoup plus mouvemente. Les pelures confirmaient qu’il n’avait rien fait d’extraordinaire, la semaine ou il avait ete assassine, a part quelques emplettes : une paire de chaussures un jour, de l’epicerie le lendemain, et une visite dans un bar de Renaissance V le jour du « meurtre ».

Je le retrouvai a l’heure du diner dans le petit restaurant de la rue du Dragon-Rouge, pres de la porte distrans de Tsingtao-Hsishuang Panna. Les plats etaient tres epices, a vous emporter le palais, mais excellents.

— Comment ca se passe ? me demanda-t-il.

— Au poil. J’ai mille marks de plus que le jour ou je vous ai connu a mon compte en banque, et j’ai decouvert un fameux restaurant cantonais.

— Ravi de voir que mon argent sert a quelque chose de noble.

— A propos de votre argent… D’ou vous vient-il ? Ce n’est pas en frequentant une petite bibliotheque du Vecteur Renaissance que vous devez vous remplir les poches.

Il haussa un sourcil.

— J’ai fait un… modeste heritage.

— Pas trop modeste, j’espere. J’aimerais bien continuer d’etre payee.

— Cela suffira amplement a nos besoins, H. Lamia. Qu’avez-vous decouvert d’interessant ?

Je haussai les epaules.

— Dites-moi ce que vous faites a la bibliotheque.

— Je ne vois pas le rapport.

— Il y en a peut-etre un.

Il me jeta un drole de regard. Je me sentis soudain les jambes en coton.

— Vous me rappelez quelqu’un, murmura-t-il d’une voix douce.

— Ah ?

Venant de n’importe qui d’autre, cette replique aurait eu le don de me refroidir.

— Qui ? demandai-je.

— Une… femme que j’ai connue… il y a tres longtemps.

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