Onzieme jour :

Dine ce soir, dans le salon situe au-dessus du pont promenade, avec le citoyen Heremis Denzel, professeur a la retraite d’une petite universite de planteurs des environs d’Endymion. Il m’a appris que la premiere expedition sur Hyperion n’avait pas fait de fixation sur les animaux, et que les noms officiels des continents ne sont nullement Equus, Ursa et Aquila, mais Creighton, Allensen et Lopez. Il s’agit, parait-il, de trois obscurs fonctionnaires de l’ancienne administration topographique. Je prefere encore les noms d’animaux !

Apres un excellent diner, je suis venu m’asseoir tout seul un moment sur le pont promenade, pour contempler le coucher du soleil. L’endroit est relativement abrite du vent par les conteneurs qui occupent l’avant du batiment, et la brise legere est chargee de sel. Au-dessus de moi, j’apercois les flancs orange et vert de l’immense enveloppe gonflee de gaz qui nous transporte au milieu des iles. La mer est d’un bleu lapis intense avec des reflets verdoyants qui imitent les couleurs du ciel. Quelques hauts cirrus espaces captent les dernieres lueurs du soleil trop petit d’Hyperion, et s’embrasent comme du corail incandescent. Il n’y a aucun bruit a part le lointain murmure des turbines electriques. Trois cents metres plus bas, l’ombre d’une enorme creature sous-marine en forme de raie manta avance de conserve avec le dirigeable. Il y a quelques secondes, un oiseau ou un insecte de la taille et de la couleur d’un colibri, mais avec des ailes diaphanes de pres d’un metre d’envergure, s’est immobilise dans les airs a quelques metres de moi pour m’observer avant de plonger vers la surface de la mer, les ailes repliees.

Je me sens tres seul ce soir, Edouard. Cela irait beaucoup mieux si j’avais la certitude que tu es vivant, en train de jardiner ou d’ecrire dans ton bureau. Je pensais que mes voyages ebranleraient mes conceptions teilhardiennes d’un Dieu qui reunit le Christ de l’Evolution, le Personnel, l’Universel, l’En Haut et l’En Avant, mais je ne vois pour le moment aucun signe d’un tel changement.

Il se fait nuit. Je me fais vieux. Je ressens… je ne peux pas encore dire du remords, Edouard, Votre Eminence, a l’idee d’avoir falsifie des pieces issues des fouilles d’Armaghast. Mais si ces artefacts avaient indique la presence ici d’une culture de type christique, a six cents annees-lumiere de l’Ancienne Terre, et pres de trois mille ans avant que l’homme eut quitte la surface de la planete-mere…

Etait-ce un si grand peche que d’interpreter des donnees pour le moins ambigues de telle maniere qu’elles auraient pu entrainer un renouveau du christianisme a notre epoque ?

C’en etait un, bien sur, mais certes pas, a mon avis, parce qu’il est reprehensible de falsifier des donnees scientifiques. Plutot a cause du peche bien plus grave qui consiste a penser que le christianisme peut etre sauve. L’Eglise se meurt, Edouard, et pas seulement notre bien-aimee branche de l’Arbre Sacre, mais avec elle tous ses rejetons, ses repousses, ses residus et ses chancres. Le Corps du Christ se meurt aussi surement que cette pauvre enveloppe charnelle usee qui est la mienne, Edouard. Toi et moi, nous le savions tres bien en Armaghast, ou le soleil de sang n’illuminait plus que la poussiere et la mort. Nous le savions aussi, dans la fraicheur de l’ete verdoyant ou nous avons prononce nos v?ux pour la premiere fois au College. Nous le savions deja, enfants, quand nous jouions dans les prairies paisibles de Villefranche-sur-Saone. Et nous ne l’avons jamais oublie.

La nuit est tombee, maintenant. J’ecris ces mots a la faible lueur qui descend des fenetres du salon du pont superieur. Les etoiles forment d’etranges constellations dans le ciel. La mer du Mitan luit, la nuit, d’une phosphorescence glauque et malsaine. Je vois une masse sombre a l’horizon, dans la direction du sud-est. C’est peut-etre un grain, ou encore notre prochaine ile, la troisieme des neuf « queues ». (Mais quelle mythologie parle de chat a neuf queues ? Je n’en connais pas, pour ma part.)

Dans l’interet de l’oiseau que j’ai apercu tout a l’heure (si toutefois c’etait un oiseau), je prie pour que ce soit une ile et non un grain.

Vingt-huitieme jour :

Voila une semaine que je me trouve a Port-Romance, et j’ai deja vu trois cadavres.

Le premier a ete rejete par la mer, gris et gonfle, parodie d’etre humain venue s’echouer sur la vase a quelque distance de la tour d’amarrage, le premier soir de notre arrivee en ville. Les enfants lui ont jete des pierres.

Le deuxieme mort, que l’on a retire des decombres carbonises d’un atelier de production de methane du secteur pauvre de la ville, tout pres de mon hotel, avait ete defigure, ratatine par la chaleur, ses bras et ses jambes replies dans la posture du boxeur, propre, depuis des temps immemoriaux, a ce genre d’accident. J’avais jeune ce jour-la, et je confesse, a ma grande honte, que la forte odeur de graisses et de chairs brulees qui parvint a mes narines me fit saliver.

Le troisieme homme fut assassine a moins de trois metres de moi. Je venais de sortir de mon hotel pour emprunter le dedale de planches recouvertes de boue qui tiennent lieu de trottoirs dans cette ville sordide lorsque j’entendis plusieurs detonations et vis un homme, a quelques pas de moi, qui chancelait comme s’il avait brusquement perdu l’equilibre. Il continua d’avancer dans ma direction avec une expression de surprise, puis tomba dans la boue et les eaux souillees.

Il avait recu trois projectiles tires par une petite arme a feu. Deux de ces projectiles l’avaient touche en pleine poitrine, et le troisieme au-dessous de l’?il gauche. Chose incroyable, il respirait encore lorsque je suis arrive a lui. Machinalement, j’ai sorti mon etole de ma sacoche, avec le flacon d’eau benite qui ne me quittait pas depuis si longtemps. Puis j’ai commence a lui administrer le sacrement de l’extreme-onction. Personne, dans la foule qui s’etait assemblee, n’eleva d’objection. Le blesse s’agita une seule fois, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis retomba mort. La foule se dispersa avant meme qu’on vint enlever le corps.

Il etait d’age moyen, les cheveux d’un blond tirant sur le roux, legerement corpulent. Il ne portait sur lui aucun document d’identite, pas meme une plaque universelle ou un persoc. Il n’y avait dans sa poche, en tout et pour tout, que six pieces d’argent.

J’ignore pour quelle raison je restai pres du corps tout le reste de la journee. Le medecin qui pratiqua l’autopsie prescrite par la loi etait un homme petit et sec, plein de cynisme, qui me permit neanmoins de rester pendant qu’il ?uvrait. Je suppose qu’il avait besoin de conversation.

— Voila tout ce que ca vaut, dit-il en fendant le ventre de ce pauvre homme comme si c’etait une baudruche rose, avant d’ecarter les replis de peau et les muscles pour les tendre comme les rabats d’une tente.

— Tout ce que vaut quoi ? demandai-je.

— La vie de cet homme, fit le docteur en retroussant la peau du visage du cadavre comme si c’etait un simple masque graisseux. Votre vie. La mienne.

Les striures rouges et blanches des muscles bleuirent autour du trou dechiquete de la blessure, juste au- dessus de la pommette.

— Vous ne croyez pas qu’il pourrait y avoir autre chose ? demandai-je.

Il leva les yeux de son sinistre travail pour m’adresser un sourire faussement candide.

— S’il y a autre chose, montrez-moi ou c’est, dit-il.

Il souleva le c?ur du mort et sembla le soupeser un instant dans sa main.

— Sur certains mondes du Retz, dit-il, cela aurait quelque valeur sur le marche, car les gens sont trop pauvres pour stocker des organes clones dans des cuves nourricieres, mais assez riches pour ne pas mourir faute d’un c?ur de rechange. Ici, cependant, ce n’est qu’un viscere tout juste bon a jeter.

— Il y a autre chose, necessairement, insistai-je.

Je n’etais pas tres convaincu moi-meme. J’avais le souvenir des funerailles de Sa Saintete le pape Urbain XIV, juste apres mon depart de Pacem. Selon la coutume etablie depuis l’epoque prehegirienne, le corps n’avait pas ete embaume. Il attendait, dans le vestibule de la basilique centrale, qu’on le prepare pour son cercueil en bois simple. Tout en aidant Edouard et Monseigneur Frey a revetir de ses vetements mortuaires le corps rigide, j’avais ete frappe par la coloration de plus en plus foncee de la peau, et par le relachement des machoires.

Haussant les epaules, le medecin legiste acheva l’autopsie. L’enquete, reduite a sa plus simple expression, ne devait jamais aboutir. Pas le moindre suspect ni le moindre mobile en vue. On envoya le signalement du mort a Keats, mais on l’enterra des le lendemain dans un cimetiere de pauvres situe a la lisiere de la jungle jaune, apres la plaine de boue.

Port-Romance est un fouillis de structures jaunatres en bois de vort, assises sur un dedale d’echafaudages

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