— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’enf… que personne ne reviendra tant que quelqu’un ne mourra pas, murmurai-je. Vous remplacez ceux qui meurent par d’autres pour que les Soixante-dix ne changent jamais de nombre ?
Del repondit par l’un de ces silences que j’avais appris a interpreter comme un assentiment. Le systeme paraissait relativement simple. Les Bikuras respectaient serieusement leur nom. Ils maintenaient leur population a soixante-dix, soit le nombre exact de passagers du vaisseau d’ensemencement tombe sur cette planete quatre cents ans auparavant, une coincidence etant ici improbable. Lorsque l’un d’eux mourait, ils faisaient naitre un enfant pour remplacer l’adulte. Simple comme tout.
Mais parfaitement impossible. Les lois de la biologie et de la nature ne fonctionnent pas ainsi. Outre le probleme du seuil demographique, il y avait d’autres absurdites evidentes. Bien qu’il soit difficile d’attribuer un age a ces individus imberbes, il saute aux yeux que la difference entre le plus jeune et le plus age n’excede pas dix ans. Bien qu’ils se comportent tous, la plupart du temps, comme des enfants, je serais tente de dire que leur age moyen se situe entre quarante et quarante-cinq annees standard. Ou sont donc leurs vieux ? Ou sont les parents, les oncles ages et les tantes celibataires ? A ce train-la, toute la tribu vieillira a peu pres a la meme epoque. Que se passera-t-il lorsque plus personne ne sera en age d’avoir des enfants, et qu’il faudra remplacer ceux qui meurent ?
Les Bikuras menent une vie monotone et sedentaire. Le pourcentage de morts accidentelles, meme au bord d’un abime comme la Faille, doit etre faible. Il n’y a aucun predateur dans la region. Les variations climatiques sont minimes, et je pense que les sources de nourriture sont stables. Malgre tout, je suis sur qu’il a du y avoir, au cours des quatre cents ans d’existence de cette singuliere tribu, des periodes ou la famine a decime le village, ou les lianes ont cede plus que de coutume sous le poids d’un Bikura, bref, une de ces series statistiques causees par n’importe quoi, qui font subitement grimper la courbe de mortalite et que les compagnies d’assurances, depuis des temps immemoriaux, ont toujours redoutees partout.
Mais comment s’y prennent-ils, dans ce cas ? Se mettent-ils a procreer subitement pour compenser les pertes avant de reprendre leur petite vie asexuee ? Sont-ils differents des autres groupes humains connus au point de passer par des periodes de rut conjoncturel qui ne surviennent qu’une fois tous les dix ou vingt ans, voire une seule fois dans toute leur existence ? J’en doute.
J’ai beau passer toutes les possibilites en revue, je n’en trouve aucune qui soit vraiment satisfaisante. Supposons que ces gens vivent tres longtemps, et qu’ils soient en mesure de se reproduire durant toute leur vie, uniquement pour remplacer les pertes. Cela n’explique pas pourquoi ils ont tous le meme age. Et je ne vois pas comment ils auraient pu acquerir une telle longevite. Les meilleurs produits contre le vieillissement offerts par l’Hegemonie permettent, au mieux, de prolonger la vie active de quelques annees au-dela des cent ans fatidiques. L’hygiene de vie et les remedes preventifs permettent de jouir d’une bonne vitalite jusqu’a soixante-dix ans – presque mon age – mais si l’on excepte les transplantations clonees, la biotechnologie et les autres luxes reserves aux gens tres riches, personne, dans le Retz, ne saurait songer a fonder une famille a soixante-dix ans ou a danser a son cent dixieme anniversaire. Si le simple fait de se nourrir de racines de chalme ou de respirer l’air pur du plateau des Pignons avait des effets sensibles sur la longevite humaine, on peut parier que tout Hyperion, a l’heure qu’il est, macherait du chalme sur ce plateau, que la planete serait equipee d’un distrans depuis des siecles et que chaque citoyen de l’Hegemonie disposant d’une plaque universelle viendrait y passer ses vacances et sa retraite.
Non. La seule conclusion logique est que les Bikuras menent une existence normale, qu’ils ont des enfants de maniere normale, mais qu’ils les tuent, sauf lorsque l’un des Soixante-dix doit etre remplace. Ils pratiquent peut-etre l’abstinence ou une quelconque methode de limitation des naissances – plutot que le massacre de leurs nouveau-nes – en attendant que toute la tribu atteigne un age ou le besoin d’un sang nouveau se fasse sentir. Tout le monde se mettrait alors a procreer en meme temps, ce qui expliquerait que tous les membres de la tribu ont apparemment toujours le meme age.
Mais qui eduquerait les jeunes ? Et que deviendraient leurs parents et les gens ages ? Les Bikuras transmettent-ils les rudiments de ce qui pourrait passer, a l’extreme limite, pour une culture, avant de se laisser mourir ? Cela – c’est-a-dire la disparition d’une generation en bloc – correspondrait-il a leur concept de vraie mort ? Les Soixante-dix assassineraient-ils collectivement les individus situes aux deux extremites de leur courbe demographique en forme de cloche ?
Ce genre de speculation est tout a fait sterile. Je commence a en avoir furieusement assez de mon incapacite a resoudre les problemes. Definis-toi une strategie une bonne fois pour toutes, Paul, et suis-la. Bouge un peu ton cul de jesuite !
Demain, s’ils respectent leur programme habituel, ils vont tous aller dans les bois durant plusieurs heures pour ramasser des baies. Cette fois-ci, je n’irai pas avec eux.
Je vais descendre dans la Faille.
Merci, o mon Dieu, de m’avoir fait venir ici en cet instant pour y decouvrir la preuve de Ta Presence.
Il faut que je retourne a la civilisation. Pour vous montrer. Pour montrer au monde entier !
J’ai emballe les affaires dont j’aurai besoin. Les disques et le film de l’imageur sont dans un sac que j’ai tresse avec des fibres d’abeste. J’ai de l’eau, de la nourriture, mon maser avec ses batteries a moitie dechargees, ma tente, des vetements pour la nuit.
Si seulement le paravolt n’avait pas disparu !
J’ai soupconne les Bikuras de l’avoir vole, mais j’ai cherche partout dans les huttes et la foret voisine. Et je ne vois pas tres bien ce qu’ils pourraient en faire.
Peu importe.
Je partirai aujourd’hui si je peux. Autrement, le plus tot possible.
Edouard ! Tout est la, sur le film et les disques !
Je suis retourne au village, et j’ai revu les holos. Impossible de se tromper. Le miracle est authentique.