Il remit en frissonnant ses vetements dechires rigidifies par le sang. L’homme d’armes gisait toujours a ses pieds dans l’attitude impersonnelle de la mort, comme un objet qui aurait toujours fait partie du decor. Il n’y avait pas le moindre signe d’une presence feminine.
Fedmahn Kassad retourna en boitant vers le champ de bataille, a travers la foret sombre et glacee.
La plaine etait jonchee de corps, morts et vivants. Les morts etaient entasses par paquets comme les soldats de plomb avec lesquels il jouait quand il etait enfant. Les blesses rampaient, aides par des soldats valides. Ca et la, des formes furtives se frayaient un chemin parmi les morts. Pres de la ligne d’arbres opposee a celle d’ou il venait, un groupe anime de herauts, anglais et francais, tenait un conclave ponctue d’exclamations et de gesticulations. Kassad savait qu’ils etaient en train de decider du nom de cette bataille, afin d’accorder leurs archives. Il savait aussi que le nom choisi serait celui de la forteresse la plus proche, Azincourt, meme si ce nom n’avait figure jusque-la dans aucun plan de bataille ou de strategie.
Kassad commencait a croire qu’il ne faisait pas du tout partie d’une simulation, que cette journee de grisaille etait la realite et que le reve etait son existence dans le Retz lorsque soudain toute la scene se figea, hommes, chevaux et paysage. La foret sombre devint transparente comme une image holo en train de s’eteindre, et quelqu’un l’aida a sortir de sa creche de simulation de l’Ecole de Commandement Militaire d’Olympus. Les instructeurs et les autres eleves officiers discutaient et riaient, apparemment inconscients du fait que le monde avait a jamais change.
Des semaines durant, apres cela, Kassad passa chacune de ses heures libres a errer le long des remparts de l’ecole militaire pour observer les ombres du mont Olympus qui couvraient d’abord la foret du plateau, puis les hautes terres, puis tout ce qui s’etendait a mi-chemin de l’horizon, puis la planete entiere. Et pas une seule seconde il ne pensait a autre chose qu’a ce qui lui etait arrive. Il ne pensait qu’a elle.
Personne n’avait rien remarque d’anormal dans la simulation. Personne d’autre que lui n’avait quitte le champ de bataille. Un instructeur lui avait meme explique que rien ne pouvait exister au-dela du secteur limite de la simulation. Personne ne s’etait apercu de l’absence de Kassad. Tout se passait comme si la poursuite dans la foret – et la rencontre de cette femme – n’avaient jamais eu lieu.
Mais Kassad n’en pensait pas moins. Il suivait regulierement ses cours d’histoire militaire et de mathematiques. Il faisait le nombre d’heures requis au polygone et a la salle de gym. Il executait sans rechigner les marches disciplinaires sur le terrain de Caldera, bien qu’il fut rarement puni. D’une maniere generale, le jeune Kassad devint un eleve officier encore mieux note qu’il ne l’etait deja. Mais durant tout ce temps il n’avait qu’une seule idee en tete.
Et il finit par la revoir.
Cela se passa, de nouveau, vers la fin d’une simulation du RTH-ECMO. Entre-temps, Kassad avait appris que ces exercices etaient un peu plus que de simples sims. Le RTH-ECMO faisait partie de la Pangermie du Retz, le reseau en temps reel qui supervisait toute la politique hegemonienne, fournissait des informations aux dizaines de milliards de citoyens avides de donnees et avait fini par acquerir une forme particuliere de conscience et d’autonomie. Plus de cent cinquante infospheres planetaires melaient leurs ressources dans un cadre commun cree par quelque six mille IA de classe omega pour permettre au RTH-ECMO de fonctionner.
— Le RTH ne simule pas a proprement parler, lui avait explique l’eleve officier Radinski, le meilleur expert en la matiere que Kassad eut reussi a faire parler. Il
Kassad n’avait pas trop compris cette explication, mais il etait pret a y croire. Elle etait revenue.
Durant la premiere guerre entre les Etats-Unis et le Viet-Nam, ils firent l’amour dans les instants de tenebres et de terreur qui suivirent une embuscade contre une patrouille nocturne. Kassad portait une tenue de camouflage grossiere, sans sous-vetements a cause des risques, dans la jungle, d’attraper des champignons au scrotum. Il avait sur la tete un casque d’acier qui n’etait guere plus perfectionne que ceux d’Azincourt. Elle etait vetue d’un kimono noir et de sandales, costume traditionnel des paysans du Sud-est asiatique – et du Viet-Cong. Mais, tres vite, ils n’eurent plus aucun vetement sur eux tandis qu’ils faisaient l’amour debout dans la nuit, elle adossee a un arbre, les jambes enserrant sa taille, et que le monde explosait un peu plus loin a la lueur verdatre des feux peripheriques, sous les detonations en serie des mines antipersonnel.
Elle vint a lui au deuxieme jour de la bataille de Gettysburg, puis a Borodino, ou la fumee de la poudre formait des nuages qui stagnaient au-dessus des tas de cadavres telles les vapeurs figees des ames sur le depart.
Ils firent l’amour dans la carcasse eventree d’un vehicule blinde de transport de troupes, pres du bassin de Hellas, alors que la bataille de blindes a effet de sol faisait encore rage et que la poussiere rouge du simoun menacant commencait a crepiter sur la coque en titane.
— Dis-moi au moins comment tu t’appelles, avait-il murmure en standard.
Mais elle s’etait contentee de secouer la tete.
— Es-tu reelle… en dehors de la sim ? avait-il demande en nippoanglais de l’epoque.
Elle avait hoche affirmativement la tete tout en se penchant sur lui pour l’embrasser.
Ils etaient longtemps demeures cote a cote, dans un endroit bien abrite, au milieu des ruines de Brasilia, tandis que les rayons de mort des VEM chinois jouaient comme des projecteurs bleutes sur les murs disloques de ceramique bleue. Pendant une bataille sans nom qui faisait suite au siege d’une ville-tour oubliee des steppes russes, il la retint par le bras dans le local bombarde ou ils venaient de faire l’amour pour murmurer a son oreille :
— Je veux rester avec toi.
Mais elle lui posa un doigt sur la bouche en secouant doucement la tete.
Apres l’evacuation de New Chicago, alors qu’ils se reposaient sur le balcon du centieme etage ou Kassad s’etait embusque pour assurer une couverture defensive desesperee a l’action d’arriere-garde du dernier President des Etats-Unis, il avait pose la main sur la peau douce et chaude entre ses deux seins en disant :
— Nous ne pouvons donc pas nous retrouver… en dehors de ces exercices ?
Elle lui avait simplement effleure la joue de la paume de sa main fine en souriant.
Durant sa derniere annee a l’ecole militaire, les eleves officiers de sa promotion etant de plus en plus convies a de vraies man?uvres sur le terrain, il ne participa qu’a cinq simulations du RTH. Sangle dans son fauteuil de commandement tactique, il lui arriva ainsi de fermer les yeux, durant l’assaut aeroporte de tout un bataillon sur Ceres, et de sentir, entre les points primaires colores de la matrice geographique corticale representant les operations tactiques sur le terrain, la presence de… quelqu’un qui cherchait peut-etre a le rejoindre. Mais ce n’etait qu’une impression.
Il ne devait plus la revoir avant son depart de l’ecole. Elle ne vint pas dans la derniere sim, celle de la grande bataille de Coal Sack, ou la mutinerie du general Horace Glennon-Height fut ecrasee. Elle ne vint pas non plus aux fetes et aux defiles de la promotion, ni a la revue finale ou le President de l’Hegemonie les salua du haut de sa plate-forme de levitation tout illuminee de rouge.
Les jeunes officiers n’avaient plus, au demeurant, le temps de rever, occupes qu’ils etaient a se distransporter sur la Lune terrestre pour assister a la ceremonie du Massada, puis sur Tau Ceti Central, pour y preter officiellement serment d’allegeance a la Force.
Le deuxieme lieutenant Kassad, devenu le lieutenant Kassad, put alors passer trois semaines standard de permission dans le Retz, muni d’une plaque universelle de la Force qui lui permettait de se distransporter aussi loin et aussi souvent qu’il en avait envie. Apres cela, on l’envoya a l’Ecole Coloniale de l’Hegemonie sur Lusus, pour le preparer au service actif outre-Retz. Il etait certain de ne plus jamais la revoir.
Il se trompait.
Fedmahn Kassad avait grandi dans un contexte de pauvrete et de mort precoce. Membre d’une minorite qui portait encore le nom de Palestiniens, il avait vecu, avec sa famille, dans les taudis de Tharsis, exemple vivant du stade ultime de decheance auquel peut arriver un etre humain depossede de tout. Chaque Palestinien du Retz et d’ailleurs portait en lui la memoire culturelle d’un siecle de combats couronne par un mois de triomphe nationaliste juste avant que le djihad nucleaire de 2038 ne balaye tout. Ce fut alors le debut de leur seconde diaspora, qui