— Non, dit-il. Nous ne mettrons pas tout a fait six jours.
— Tres bien, fit Silenus. Reprenons nos recits. Sans compter que le gritche peut tres bien decider de venir a notre rencontre avant que nous n’allions frapper a sa porte. Si ces histoires de coin du feu sont censees augmenter nos chances de survie, je dis qu’il faut se depecher d’entendre le plus de monde possible avant que les conteurs ne commencent a se faire reduire en bouillie pour les chats par ce broyeur-mixeur ambulant auquel nous sommes si presses de rendre visite.
— Vous etes degoutant, fit Brawne Lamia.
— Ma petite cherie ! sourit Silenus. Ce sont les paroles memes qui sont sorties de votre bouche la nuit derniere, apres votre second orgasme.
Lamia detourna les yeux. Le pere Hoyt se racla la gorge et demanda :
— A qui le tour ? De raconter son histoire, bien sur.
Il y eut un silence pesant.
— C’est a moi, dit Fedmahn Kassad en sortant de la poche de sa vareuse blanche un morceau de papier sur lequel etait trace un grand 2.
— Ca ne vous derange pas de commencer tout de suite ? demanda Sol Weintraub.
Kassad esquissa l’ombre d’un sourire.
— Je n’etais pas du tout pour, au debut, dit-il. Mais s’il faut que la chose soit faite a l’heure, autant qu’elle soit faite avant l’heure.
— He ! s’ecria Martin Silenus. Notre homme connait meme ses classiques prehegiriens !
— Shakespeare, murmura le pere Hoyt.
— Non, repliqua Silenus. Lerner et ce putain de Lowe. Neil de mes deux Simon. Posten sodomise par Hamel.
— Colonel, declara gravement Sol Weintraub, il fait beau et personne ici ne semble rien avoir de plus presse a faire durant l’heure qui vient. Nous vous serions tres obliges de nous exposer les circonstances qui vous ont amene a participer a ce dernier pelerinage gritchteque sur Hyperion.
Kassad hocha lentement la tete. Le soleil etait un peu plus chaud, la toile d’auvent claquait et les ponts du
Le recit du soldat :
« Les amants de la guerre. »
C’est durant la bataille d’Azincourt que Fedmahn Kassad rencontra la femme qu’il allait passer le reste de sa vie a essayer de retrouver.
Par une matinee froide et humide de la fin du mois d’octobre 1415, on l’avait introduit comme archer dans l’armee du roi Henri V d’Angleterre. Les forces anglaises se trouvaient sur le sol francais depuis aout 1414 et battaient peu a peu en retraite depuis le 8 octobre devant des troupes francaises superieures en nombre. Henri avait convaincu son Conseil de guerre que l’armee anglaise etait capable de rejoindre Calais, ou elle serait en securite, a marches forcees, avant les Francais. Cette strategie avait echoue. A l’aube de ce vingt-cinquieme jour gris et bruineux d’octobre, sept mille Anglais, pour la plupart des archers, se masserent face a une force de quelque vingt-huit mille hommes d’armes francais sur une largeur d’un kilometre de terrain bourbeux.
Kassad avait froid, il se sentait fatigue et malade, et il avait tres peur. Avec les autres archers, il se nourrissait presque exclusivement de baies sauvages depuis huit jours que durait leur marche, et la majorite des hommes en ligne comme lui ce matin-la souffraient de diarrhee. La temperature ne depassait pas douze degres. Kassad avait vainement essaye, la nuit precedente, de trouver le sommeil a meme la terre humide. Il etait extremement impressionne par l’incroyable realisme de l’experience. Le Reseau Tactique Historique de l’Ecole de Commandement Militaire d’Olympus etait aussi different par rapport aux stimsims traditionnelles que les polyholos compares aux ferrotypes d’antan, mais les sensations physiques etaient si convaincantes, si reelles que Kassad apprehendait pour de bon d’etre blesse au combat. On racontait que des eleves officiers, ayant recu une blessure fatale dans une sim du RTH-ECMO, avaient ete retires morts de leur creche d’immersion.
Kassad et le reste de l’archerie du flanc droit de l’armee d’Henri observaient sans rien faire les forces francaises depuis le debut de la matinee lorsque des pennons s’agiterent. L’equivalent d’un sergent du XVe siecle aboya ses ordres, et les archers, obeissant au commandement royal, marcherent sur l’ennemi. Le front irregulier des Anglais, qui s’etalait sur sept cents metres d’une ligne d’arbres a l’autre, consistait en groupes d’archers comme ceux de la troupe de Kassad, meles a des groupes plus petits d’hommes d’armes. Les Anglais ne disposaient pas de cavalerie organisee. La plupart des chevaux que Kassad pouvait voir de son cote avaient pour cavaliers des hommes rattaches au groupe de commandement du roi, a trois cents metres du centre, ou aux positions du duc d’York, beaucoup plus proches de l’endroit ou se tenaient Kassad et les autres archers, sur le flanc droit. Ces groupes de commandement rappelaient a Kassad le QG mobile de l’etat-major d’une unite terrestre de la Force, a l’exception de l’inevitable foret d’antennes de communication, ici remplacees par des pennons et gonfalons qui pendaient au bout de leurs piques. Cible revee pour l’artillerie, se dit Kassad, pour se rappeler aussitot que de telles notions militaires n’existaient pas encore.
Kassad avait constate que les Francais ne manquaient pas de chevaux. Il estima que chaque flanc de leur armee devait comporter six ou sept cents hommes montes, en plus d’une longue ligne de cavalerie derriere le front principal de leurs troupes. Il n’aimait pas beaucoup ces betes. Il en avait deja eu sous les yeux des images et des representations holos, naturellement, mais il n’en avait jamais contemple en chair et en os avant cet exercice. Leur taille, leur odeur, les bruits que les chevaux faisaient entendre le rendaient nerveux, surtout dans la mesure ou ces fichus quadrupedes etaient revetus d’une armure de la tete aux sabots, bardes de fer et entraines a porter des hommes en armure maniant des lances de quatre metres de long.
L’avance des Anglais prit fin. Kassad estimait que sa ligne de bataille se trouvait a deux cent cinquante metres environ de la ligne francaise. Il savait, d’apres l’experience de la semaine passee, que les Francais se trouvaient a portee de ses fleches, mais il aurait fallu, pour bander l’arc, se deboiter a moitie l’epaule.
Les Francais criaient ce qu’il supposait etre des injures. Il les ignora tout en s’avancant, avec ses compagnons silencieux, a quelques metres de l’endroit ou ils avaient fiche en terre leurs longues fleches, pour les avoir a portee de la main, et trouverent un terrain meuble pour y enfoncer leurs pieux. Ceux-ci etaient lourds et longs, environ un metre cinquante, et cela faisait une semaine que Kassad trainait le sien. Ils les avaient rendus pointus aux deux extremites. Lorsque l’ordre avait ete transmis a toute l’archerie de couper de jeunes arbres pour en faire des pieux, quelque part au c?ur de la foret, apres la traversee de la Somme, Kassad s’etait vaguement demande a quoi cela pourrait bien servir. Il detenait maintenant la reponse.
Un archer sur trois avait dans son equipement un lourd marteau d’armes, et les pieux furent enfonces avec, selon un angle soigneusement etudie. Kassad sortit son grand couteau pour tailler de nouveau la pointe du pieu qui, malgre son inclinaison, lui arrivait presque a hauteur de poitrine. Puis il recula, a travers le herisson de pieux aceres, pour attendre la charge des Francais a cote de ses fleches.
Les Francais ne chargerent pas.
Kassad attendit. Son grand arc etait bande. Quarante-huit fleches etaient plantees en deux faisceaux a ses pieds, dont la position etait parfaitement reglementaire.
Les Francais ne chargeaient toujours pas.
La pluie avait cesse, mais une brise fraiche s’etait levee, et la faible quantite de chaleur corporelle produite par Kassad au cours de la breve marche et de la corvee des pieux s’etait rapidement dissipee. Les seuls bruits que l’on entendait maintenant etaient les frottements metalliques des armures des hommes et des betes, quelques rires et murmures nerveux occasionnels, ainsi que les pietinements sourds des sabots de la cavalerie ennemie qui se redisposait mais refusait toujours de donner l’assaut.
— Bordel ! s’exclama un yeoman aux cheveux grisonnants a quelques metres de Kassad. Ces putains de salauds nous ont fait perdre toute notre foutue matinee. Qu’ils levent le cul du pot, s’ils ne peuvent pas chier !
Kassad hocha la tete d’un air approbateur. Il ignorait si l’autre s’etait exprime reellement en moyen anglais ou en simple standard. Il n’aurait su dire si l’archer grisonnant etait comme lui un eleve officier de l’ecole militaire ou bien un instructeur, ou encore un artefact cree par la sim. Il n’aurait pas su dire non plus si l’argot etait