partir avant qu’il ne pleuve.

Le glisseur suivit le ruban gris de la route du sud, a une hauteur constante de soixante metres. Le consul occupait un fauteuil a cote du pilote tandis que le reste du groupe se detendait a l’arriere sur les sieges inclinables en mousse lovee. Martin Silenus et le pere Hoyt semblaient dormir. Le bebe de Weintraub avait cesse de hurler en echange d’un biberon souple de lait maternel synthetique.

— Les choses ont bien change, declara le consul.

Collant la joue a la verriere ruisselante de pluie, il contempla le chaos qui regnait au-dessous d’eux. Des milliers de cabanes et d’abris de fortune couvraient les flancs des collines et des ravins le long des trois kilometres de route qui separaient le port spatial des premiers faubourgs. Des feux avaient ete allumes ca et la sous des baches humides, et le consul distingua des silhouettes couleur de boue qui allaient et venaient entre les cabanes de meme couleur. De hautes clotures bordaient l’ancienne route du port spatial, qui avait ete elargie et renovee. Sur deux files de chaque cote, les camions et les vehicules a effet de sol, pour la plupart militaires, vert kaki ou revetus d’un polymere de camouflage inactive, se deplacaient lentement l’un derriere l’autre. Plus loin, les lumieres de Keats, bien plus etendues que dans le souvenir du consul, envahissaient de nouveaux secteurs de la vallee et des collines.

— Trois millions, murmura Theo comme s’il avait lu dans la pensee de son ex-patron. Ils sont au moins trois millions, et il en arrive chaque jour.

Le consul ecarquilla les yeux.

— Il n’y avait que quatre millions et demi d’habitants sur toute la planete quand je suis parti !

— Ce nombre n’a pas change, mais ils veulent tous venir a Keats, embarquer sur n’importe quel vaisseau et foutre le camp d’ici. Certains attendent que nous construisions un distrans, mais la plupart pensent qu’il ne sera jamais pret a temps. Ils ont peur.

— Des Extros ?

— En partie aussi, mais surtout du gritche.

Le consul ecarta son visage de la verriere glacee.

— Il est donc descendu au sud de la Chaine Bridee ?

Theo laissa entendre un petit rire sans conviction.

— Il est partout. Ils sont partout, plutot. La plupart des gens d’ici sont convaincus qu’il y en a maintenant des douzaines ou meme des centaines. On attribue au gritche des carnages sur les trois continents. Partout, en fait, a l’exception de Keats, de certaines parties de la cote de la Criniere et de quelques villes comme Endymion.

— Combien de victimes ? demanda le consul, qui ne tenait pas tellement a connaitre la reponse.

— Vingt mille morts ou disparus au moins. Il y a aussi pas mal de blesses, mais on ne peut pas tout attribuer au gritche, n’est-ce pas ? fit Theo avec un rire sec. Le gritche, comme chacun sait, ne fait pas de blesses. Les gens se tirent dessus dans l’affolement general, ils tombent dans l’escalier, se jettent par les fenetres ou se font pietiner par la foule. C’est la panique. Un putain de desastre.

En onze ans de collaboration avec Theo Lane, le consul ne l’avait jamais entendu utiliser un tel langage.

— Et la Force ne fait rien ? demanda-t-il. Est-ce sa presence qui eloigne le gritche des villes ?

— La Force se contente de contenir la foule en cas d’emeute, fit Theo en secouant la tete. Ces foutus marines ne s’interessent qu’aux acces du port spatial et de la zone militaire de Port- Romance. Ils evitent tout affrontement direct avec le gritche. Ils se reservent pour les Extros.

— Et les FT ? demanda le consul, qui savait tres bien que les Forces Territoriales, peu entrainees, n’etaient pas a la hauteur de cette situation.

— Parmi les victimes, huit mille au moins sont des FT, repondit Theo avec un haussement d’epaules. Le general Braxton a remonte la Route du Fleuve avec sa vaillante « Troisieme Unite de Combat » pour « abattre le gritche dans sa taniere », et plus personne n’a jamais revu aucun d’eux.

— Tu plaisantes ? fit le consul.

Mais il lui suffisait de voir la tete que faisait Theo pour savoir que ce n’etait pas le cas.

— J’aimerais savoir, reprit le consul au bout de quelques secondes de silence, comment tu t’arranges pour avoir le temps de venir nous accueillir ici.

— Je ne l’ai pas, dit le gouverneur general en tournant la tete pour regarder les autres passagers, a l’arriere, qui s’etaient assoupis ou se penchaient, l’air epuise, aux hublots. J’avais besoin de te parler. Pour te dissuader d’y aller.

Le consul secouait deja la tete, mais Theo lui saisit le bras et le serra tres fort.

— Ecoute d’abord ce que j’ai a te dire, bon Dieu ! Je sais que c’est difficile pour toi de revenir ici apres… apres ce qui est arrive, mais merde, c’est ridicule de tout foutre en l’air sans raison. Laisse tomber ce stupide pelerinage. Reste avec nous a Keats.

— Impossible… commenca le consul.

— Laisse-moi te parler d’abord ! Premierement, tu es le meilleur diplomate que j’aie jamais connu, et le plus apte a gerer cette crise. Nous avons besoin de tes competences.

— Cela n’a rien a…

— Tais-toi un peu. Deuxiemement, toi et les autres, vous n’arriverez jamais a moins de deux cents kilometres des Tombeaux du Temps. Nous ne sommes plus a l’epoque que tu as connue, ou ces cons de candidats au suicide pouvaient jouer au touriste pendant une semaine et puis changer d’avis et rentrer chez eux. C’est fini. Le gritche est sorti au grand jour. Et il ne rigole pas.

— Je comprends tout cela, mais…

— Troisiemement, j’ai personnellement besoin de toi ! J’ai supplie Tau Ceti Central d’envoyer quelqu’un d’autre ici. Lorsque j’ai appris ta venue… ca m’a permis de tenir le coup ces deux dernieres annees.

Le consul secoua la tete sans comprendre.

Theo vira en direction du centre de la ville, puis demeura quelques instants en vol stationnaire. Quittant ses commandes des yeux, il se tourna vers le consul.

— Je veux que tu prennes a ma place le poste de gouverneur general. Le Senat ne dira rien, a l’exception de Gladstone, peut-etre, mais il sera trop tard quand elle s’en apercevra.

C’etait comme si quelqu’un venait de frapper le consul sous la troisieme cote. Il se detourna pour regarder, au-dessous de lui, le dedale de ruelles et d’immeubles delabres qu’etait Jacktown, la Vieille ville. Quand il recouvra sa voix, il murmura :

— Je ne peux pas, Theo.

— Ecoute, si tu…

— Je te dis que je ne peux pas ! Je ne reussirais pas mieux que toi si j’acceptais, mais ce n’est pas la question. Je ne peux pas parce qu’il faut que je fasse ce pelerinage !

Theo rajusta ses lunettes puis regarda fixement droit devant lui, sans rien dire.

— Tu es de loin le plus competent des diplomates des Affaires etrangeres avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, reprit le consul. Je me suis retire depuis huit ans. Il me semble que…

Theo hocha sechement la tete en l’interrompant.

— C’est au Temple gritchteque que vous voulez aller ?

— Oui.

Le glisseur decrivit un large cercle et se posa. Le consul, perdu dans ses pensees, regardait dans le vide tandis que les portieres laterales du vehicule se soulevaient pour s’escamoter dans leur logement et que Sol Weintraub s’exclamait :

— Oh mon Dieu !

Le groupe descendit pour faire face a une plaine de decombres calcines occupant l’emplacement du Temple gritchteque. Depuis que les Tombeaux du Temps avaient ete fermes, quelque vingt-cinq annees locales auparavant, pour cause de trop grand danger, le Temple gritchteque etait devenu l’attraction touristique la plus en vogue. De la largeur de trois pates de maisons, culminant a cent cinquante metres au sommet de la fleche effilee de sa tour centrale, le temple principal de l’Eglise gritchteque tenait en meme temps de la cathedrale grandiose et impressionnante, de la pure plaisanterie gothique, avec ses courbes dentelees et ses arcs-boutants de pierre

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