A ce moment-la, l’enorme silhouette de Stan Leweski se materialisa dans la penombre de la salle. Ses avant-bras etaient toujours aussi epais, mais son front avait grignote quelques centimetres sur la lisiere de ses cheveux noirs clairsemes, et les rides etaient plus nombreuses autour de ses petits yeux ronds, presentement ecarquilles a la vue du consul.

— Un revenant ! s’ecria-t-il.

— Pas du tout !

— Tu n’es pas mort ?

— Comme tu vois.

— Merde alors ! declara Stan Leweski.

Saisissant le consul par les bras, il le souleva aussi aisement que s’il s’agissait d’un bambin de cinq ans.

— Merde alors ! repeta-t-il. Tu n’es pas mort ! Mais qu’est-ce que tu fiches ici ?

— Je viens verifier ta licence, fit le consul. Ca ne te derange pas de me reposer par terre ?

Leweski le reposa delicatement sur ses pieds, lui donna un grand coup sur l’epaule et fit un large sourire. Puis il se tourna vers Martin Silenus, et le sourire se mua en un froncement de sourcils.

— Votre visage me parait familier, dit-il, mais je ne crois pas vous avoir deja vu ici.

— J’ai connu votre arriere-grand-pere, fit Silenus. A propos, est-ce qu’il vous reste de cette fameuse ale prehegirienne ? Cette bibine tiede, typiquement britannique, qui avait un gout de pisse d’elan recyclee. Je n’arreterais pas d’en boire.

— Plus rien, fit Leweski en se prenant le menton. Bon Dieu ! La vieille malle du grand-pere Jiri ! Les vieux holos du satyre de l’ancienne Jacktown… Serait-ce possible ?

Il devisagea longuement Silenus, puis le consul, avancant la main pour les toucher prudemment de son medius massif.

— Deux revenants, murmura-t-il.

— Six personnes extenuees, lui dit le consul tandis que le bebe se remettait a pleurer. Ou plutot sept. Avez-vous de la place pour nous ?

Leweski tourna sur lui-meme d’un quart de cercle, d’un cote puis de l’autre, les bras ecartes et les mains a plat.

— Toutes les salles sont comme ca, dit-il. Plus une seule place de libre. Plus rien a boire, plus rien a manger. Plus de biere, fit-il en plissant les yeux a l’adresse de Silenus. Nous sommes devenus un hotel sans lits. Ces gros cons des FT se sont installes ici sans payer, et ils boivent leur propre bistouille en attendant la fin du monde. Qui ne saurait tarder, a mon avis.

Ils se tenaient dans ce qui avait ete autrefois la mezzanine d’entree. Les bagages entasses se melaient aux equipements de toutes sortes qui jonchaient deja le sol. De petits groupes de soldats se pressaient a travers la foule pour voir les nouveaux arrivants, en hochant la tete d’un air appreciateur quand ils detaillaient Brawne Lamia, qui leur jetait en retour des regards glaces.

Stan Leweski regarda le consul un long moment avant de murmurer :

— Je crois pouvoir vous trouver une table de balcon. Elle est occupee depuis une semaine par cinq de ces foutus commandos de la mort des FT. Ils n’arretent pas de raconter a tout le monde comment ils vont ecraser de leurs mains nues les legions des Extros. Si vous voulez la table, je me ferai un plaisir de foutre ces merdeux dehors.

— D’accord, dit le consul.

Il faisait deja volte-face pour s’eloigner lorsque Lamia posa la main sur son bras.

— Voulez-vous de l’aide ? demanda-t-elle.

Il haussa les epaules, puis sourit.

— Je crois pouvoir me debrouiller tout seul, mais ce n’est pas de refus. Venez.

Ils disparurent dans la foule.

Le balcon du deuxieme etage offrait juste assez de place pour la table delabree et six chaises. Malgre l’encombrement insense des salles principales, des marches d’escalier et des paliers, personne ne leur avait dispute la place apres que Leweski et Lamia eurent balance les commandos de la mort, sans tenir compte de leurs protestations, par-dessus la balustrade, dans la riviere qui coulait neuf metres plus bas. Un peu plus tard, Leweski s’etait arrange pour leur faire monter un pot de biere, une corbeille de pain et des tranches de rosbif.

Le groupe mangeait en silence, ayant eu plus que sa part de fatigue post-fugue, de faim et de depression. L’obscurite du balcon etait a peine adoucie par les lumieres de l’interieur ou celles des peniches qui passaient en bas sur le fleuve. La plupart des batiments sur les berges du Hoolie etaient plonges dans le noir, mais les nuages bas refletaient d’autres lumieres de la cite, et le consul put distinguer les ruines du Temple gritchteque a cinq cents metres de la en amont.

— Bon, fit le pere Hoyt, qui avait visiblement recupere des effets de la dose massive d’ultramorphine et se trouvait actuellement a mi-chemin entre la douleur et l’apaisement du sedatif. Que faisons-nous, maintenant ?

Comme personne ne repondait, le consul ferma a demi les yeux. Il refusait de prendre l’initiative en quoi que ce soit. Assis la sur le balcon de Chez Ciceron, il etait trop facile de se laisser aller a reprendre les rythmes d’une existence passee ou il boirait jusqu’au petit matin, contemplant les averses meteoriques annoncant l’aube et le depart des nuages, puis regagnerait en titubant son appartement vide pres de la place du marche, pour se lever quatre heures plus tard et se rendre au consulat, lave, rase, presentant une apparence a peu pres humaine a l’exception de ses yeux injectes de sang et de la douleur insensee qui lui vrillait le crane. Il faisait confiance a Theo, le discret et tres efficace Theo, pour lui faire franchir sans encombre la matinee. Il faisait confiance a la chance pour l’amener jusqu’a la fin de la journee, a la biere de Chez Ciceron pour lui faire passer la nuit et a l’insignifiance de sa carriere pour le conduire jusqu’au bout de son existence.

— Prets pour le pelerinage ?

Le consul rouvrit brusquement les yeux. Une silhouette drapee d’une cape, a la tete encapuchonnee, se tenait sur le seuil du balcon, et il crut un instant qu’il s’agissait de Het Masteen. Mais il se rendit compte que cet homme etait beaucoup plus petit, et que sa voix n’avait pas l’emphase de celle du Templier dans sa maniere d’appuyer sur les consonnes.

— Si vous etes prets, il faut partir tout de suite, reprit la silhouette sombre.

— Qui etes-vous ? demanda Brawne Lamia.

— Suivez-moi, fut la seule reponse.

Fedmahn Kassad se leva, baissant la tete pour ne pas se cogner au plafond, et se saisit de la main gauche d’un coin du capuchon qu’il tira en arriere.

— Un androide ! s’exclama Lenar Hoyt, incapable de detacher son regard de la peau bleue et des yeux bleu sur bleu de l’homme.

Le consul etait moins surpris. La loi hegemonienne interdisait, depuis un peu plus d’un siecle, de posseder des androides, et pratiquement aucun d’entre eux n’avait ete biofabrique pendant cette periode, mais on les utilisait toujours comme main-d’?uvre dans les regions reculees des mondes non coloniaux comme Hyperion. Le Temple gritchteque en avait beaucoup fait usage, conformement a la doctrine de l’Eglise gritchteque, qui proclamait que les androides, etant exempts de tout peche originel, etaient spirituellement superieurs a l’humanite et, incidemment, preserves du terrible et ineluctable chatiment gritchteque.

— Suivez-moi vite ! repeta l’androide en remettant son capuchon en place.

— C’est le Temple qui vous envoie ? demanda Brawne Lamia.

— Chut ! fit l’androide en tournant furtivement la tete vers la salle, puis en faisant signe que oui. Depechez-vous, je vous en prie, chuchota-t-il.

Ils se leverent tous, hesitant encore. Le consul vit Kassad defaire avec precaution la fermeture etanche du gilet de cuir qu’il portait. Il entrevit, en un eclair, le baton de la mort passe a la ceinture du colonel. En temps normal, la seule pensee de se trouver a proximite d’une telle arme l’aurait bouleverse. Une seule fausse man?uvre, et toutes les synapses des personnes presentes sur ce balcon pouvaient etre reduites en bouillie. Mais dans ces circonstances, il fut etrangement rassure par ce qu’il avait vu.

— Nos bagages… commenca Weintraub.

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