presque, suivis d’une periode d’interet renaissant, qui avait culmine dans le foisonnement des sectes nostalgiques de l’Ancienne Terre, que l’on pouvait trouver aujourd’hui sur tous les mondes du Retz. La sortie d’un livre – meme en vers – qui traitait de la periode finale etait tombee juste a temps.

Pour moi, les premiers mois de cette nouvelle existence de celebrite mediatique de l’Hegemonie representerent une desorientation beaucoup plus grande que mon premier passage d’enfant gate de l’Ancienne Terre a l’etat de betail humain sur Heaven’s Gate. Pendant cette periode, je signai mon livre et des transcops sur plus de cent planetes differentes. Je fis une apparition dans le show de Marmon Hamlit, je fus recu par le President Senister Peret, par le tribun de la Pangermie Drury Fein et par une vingtaine de senateurs. Je pris la parole devant la Societe Interplanetaire des Femmes de Lettres et devant l’Association des Ecrivains de Lusus. Je fus nomme docteur honoris causa de l’universite de la Terre Nouvelle et de Cambridge II. Je fus fete, interviewe, mediatise, critique (favorablement), biographie (illicitement), vedettise, feuilletonise et gruge. Je ne m’ennuyais pas.

(Notes pour une esquisse de la vie dans l’Hegemonie :)

Ma demeure comprend trente-huit pieces sur trente-six planetes. Pas de portes. Les entrees voutees sont des acces distrans. Quelques-unes sont protegees des regards par des tentures, mais la plupart sont ouvertes a la vue et aux visites. Chaque chambre possede plusieurs fenetres et au moins deux murs avec des acces. De la grande salle a manger du Vecteur Renaissance, j’apercois le ciel de bronze et les tours vert-de-gris de la forteresse Enable, dans la vallee situee en contrebas de mon pic volcanique. En tournant la tete, je vois, a travers l’ouverture distrans, par-dela l’etendue du grand tapis blanc du hall de reception, l’ocean Edgar Allen dont les vagues se brisent au pied des tours du cap Prospero, sur Nevermore. Ma bibliotheque a vue sur les glaciers et les cieux verts de Nordholm, et il me suffit de faire dix pas pour descendre, par un etroit escalier, dans ma tour de travail, ou une grande salle circulaire et confortable s’ouvre sur trois cent soixante degres, par des parois de verre polarise, au somptueux spectacle des plus hauts sommets du Kushpat Karakoram, une chaine de montagnes de deux mille kilometres de long qui s’etend de la colonie la plus proche jusqu’aux confins orientaux de la republique de Jamnu, sur Deneb Drei.

L’enorme chambre a dormir que je partage avec Helenda se balance doucement dans les branches d’un arbre-monde de trois cents metres, sur la planete des Templiers de Bosquet de Dieu. Elle est reliee a un solarium isole au milieu des salines arides d’Hebron. Mais toutes nos ouvertures ne donnent pas sur des deserts. La salle des medias s’ouvre sur une aire de glisseurs au cent trente-huitieme etage d’une tour cambree de Tau Ceti Central, et notre patio est au milieu d’une terrasse qui domine le marche du vieux quartier anime de La Nouvelle- Jerusalem. L’architecte, disciple du legendaire Millon DeHavre, a incorpore plusieurs gags dans la conception de cette demeure. Les marches d’escalier qui descendent dans la tour, par exemple. Mais il y a aussi la sortie du nid d’aigle qui mene a la salle d’entrainement du plus bas niveau de la plus profonde ruche de Lusus, ou peut-etre encore la salle de bain des invites, qui comprend des toilettes, un bidet, un lavabo et une douche a bord d’un radeau sans murs flottant sur l’ocean planetaire de Mare Infinitus.

Au debut, les changement de gravite au passage d’une piece a l’autre me derangeaient un peu, mais je n’ai pas mis trop longtemps a m’adapter, en me durcissant interieurement pour encaisser la poussee de Lusus, d’Hebron ou de Sol Draconi Septem tandis que mon organisme s’habituait inconsciemment a evoluer, leger, sous la gravite inferieure a 1 de la plupart des autres pieces.

Durant les dix mois standard que nous passons ensemble, Helenda et moi, nous restons tres peu a la maison. Nous preferons aller, avec nos amis, dans les arcologies de loisirs et de villegiature ou dans les boites de nuit du Retz. Nos « amis » font partie de l’ex-faune distrans, qui se fait maintenant appeler le « troupeau caribou », du nom d’un mammifere migrateur disparu de l’Ancienne Terre. Ce troupeau comprend des ecrivains, des artistes visuels en renom, des intellectuels du Confluent, des representants mediatiques de la Pangermie, quelques ARNistes radicaux, des estheticiens genetiques, des aristocrates retziens, de riches distranslates, des adeptes du flashback, des realisateurs de theatre et de holos, divers acteurs et artistes de scene, un certain nombre de maffiosi ranges, le tout additionne d’une liste tournante de celebrites recentes… parmi lesquelles, bien sur, je figurais en bonne place.

Tout ce monde boit, utilise des stims et des auto-implants, se cable, s’offre les meilleures drogues sur le marche. La plus en vogue est le flashback. Pour apprecier pleinement ce vice reserve a la haute societe, il faut avoir toute la gamme des implants les plus couteux. Helenda a veille a ce que je ne manque de rien : biomoniteurs, extenseurs sensoriels, persoc interne, derivation neurale, props, processeurs du metacortex, puces sanguines, vers plats ARN… Ma propre mere n’aurait pas reconnu mon ventre.

A deux reprises, j’essaie le flashback. La premiere experience est une vraie glissade. Je cible la reception de mon neuvieme anniversaire et je fais mouche a la premiere salve. Tout y est. Le ch?ur des domestiques aux aurores sur la pelouse nord, don Balthazar annulant la classe a contrec?ur pour que je puisse passer la journee avec Amalfi dans mon VEM et sillonner les dunes grises du bassin de l’Amazone dans un joyeux abandon, la procession des flambeaux, le soir, tandis que les representants des autres Anciennes Familles continuent d’arriver, leurs presents somptueux enveloppes dans du papier qui brille sous les rayons de la Lune et des Dix Mille Lumieres. Je sors de ces neuf heures de flashback le sourire aux levres.

Mais le second voyage me tue presque.

J’ai quatre ans et je suis en train de pleurer, a la recherche de ma mere a travers le labyrinthe sans fin des pieces qui sentent la poussiere et les vieux meubles. Des domestiques androides cherchent a me consoler, mais j’ecarte leurs mains et je cours dans des couloirs taches d’ombres et de souillures de generations trop nombreuses. Enfreignant la premiere regle qui m’ait ete enseignee, j’ouvre toute grande la porte de sa chambre de couture, le saint des saints ou elle se retire pendant trois heures chaque apres-midi et d’ou elle ressort avec son sourire si doux, l’ourlet de sa robe pale bruissant sur le tapis comme l’echo du soupir d’un fantome.

Ma mere est assise dans l’ombre. J’ai quatre ans et je pleure parce que je me suis fait mal au doigt. Je cours jusqu’a elle et je me jette dans ses bras.

Elle n’a pas de reaction. L’un de ses bras graciles repose sur le dossier du fauteuil. L’autre est inerte sur le coussin.

J’ai un mouvement de recul, choque par sa froide placidite. J’ecarte les lourdes tentures sans quitter ses genoux.

Les yeux de ma mere sont vides, revulses dans leurs orbites. Ses levres sont entrouvertes. Un filet de bave coule au coin de ses levres et brille sur son menton parfait. Parmi les fils d’or de sa chevelure, coiffee dans le style des grandes dames du temps jadis qu’elle adore, je vois briller l’eclat d’acier des filaments stims et celui, plus terne, de la prise cranienne ou elle les a branches. La peau a nu, autour de la prise, a la blancheur de l’os. Sur la table, pres de sa main gauche, est posee la seringue vide du flashback.

Les domestiques arrivent et m’eloignent. Ma mere n’a pas eu un seul battement de paupieres. On m’entraine, hurlant.

Je me reveille en criant.

C’est peut-etre mon refus de toucher de nouveau au flashback qui a precipite le depart d’Helenda. Mais j’en doute. Je n’etais pour elle qu’un jouet, un primitif qui l’avait momentanement amusee par son innocence face a un mode de vie qu’elle considerait comme acquis depuis des decennies. Quoi qu’il en soit, mon refus nous separa concretement durant toutes les heures et toutes les journees qu’elle passait plongee dans le flashback. Il s’agissait de temps reel, et il arrive que les adeptes de cette drogue, lorsqu’ils meurent, totalisent plus de jours de flashback que de conscience reelle.

Au debut, je me distrayais avec les implants et toute la technologie qui m’avait ete refusee jusque-la en tant que membre d’une Ancienne Famille de la Terre. L’infosphere, cette annee-la, fut pour moi un regal. J’invoquais sans cesse des informations de toutes sortes, pris par une frenesie d’interface totale avec le reseau. J’etais aussi accroche aux donnees brutes que le troupeau caribou a ses stims et a ses drogues. J’imaginais don Balthazar en train de faire plusieurs tours dans sa tombe en me voyant abandonner la memorisation a long terme au profit de l’ephemere satisfaction d’une omniscience obtenue par implant interpose. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce que j’avais perdu : L’Odyssee de Fitzgerald, la Marche finale de Wu et une douzaine d’autres ?uvres epiques qui avaient survecu a mon accident cerebral etaient maintenant pareilles a des fragments de nuages effiloches par un grand vent. Ce n’est que beaucoup plus tard que, libere des implants, je les rappris laborieusement.

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