Les quelques semaines de « fignolage » durerent dix mois et tournerent a l’obsession acharnee. Je condamnai la plupart des pieces de la maison pour ne garder que la tour de Deneb Drei, la salle d’entrainement de Lusus, la cuisine et la salle de bain flottante de Mare Infinitus. Je travaillais chaque jour dix heures d’affilee, suivies d’exercices physiques intenses puis d’un repas et d’un somme. Apres quoi je retournais a ma table de travail pour une nouvelle periode de huit heures. C’etait le meme rythme que cinq ans plus tot, lorsque je recuperais de mon attaque cerebrale et qu’il me fallait parfois une heure ou un jour pour trouver un mot ou pour laisser un concept prendre racine dans le sol ferme du langage. Le processus etait encore plus lent cette fois-ci. La recherche du mot precis, du rythme parfait, de l’image enjouee ou de l’analogie capable de transposer la plus subtile des emotions me laissait pantelant, en proie aux affres les plus penibles de la creation.

Au bout de dix mois standard, je mis un terme a ce labeur d’enfer, sacrifiant a l’aphorisme selon lequel on ne finit pas un livre ou un poeme, on l’abandonne purement et simplement.

— Qu’en pensez-vous ? demandai-je a Tyrena tandis qu’elle parcourait mon manuscrit.

Ses yeux etaient des disques opaques de couleur bronze, a la mode cette semaine-la, mais cela ne m’empecha pas de voir ses larmes. Elle en essuya furtivement une en murmurant :

— C’est merveilleux.

— J’ai essaye de retrouver une partie de l’esprit de certains Anciens, lui dis-je, soudain modeste.

— Vous avez brillamment reussi.

— L’interlude d’Heaven’s Gate demanderait a etre affine.

— Il est parfait ainsi.

— J’ai voulu y traiter le theme de la solitude.

— Vous avez tout dit sur la solitude.

— Vous pensez qu’il n’y a rien a reprendre ?

— C’est la perfection meme. Un chef-d’?uvre.

— Et cela se vendra ?

— Pas la moindre foutue chance.

Soixante-dix millions de transcops des Cantos etaient initialement prevues. Transverse fit passer des annonces dans toute l’infosphere, acheta des plages publicitaires sur le reseau TVHD, programma des encarts logiciels, reussit a obtenir des commentaires des auteurs les plus en vogue pour les pages de couverture, s’assura qu’il y aurait un article dans la section litteraire du New New York Times et dans le Magazine de TC2, depensa, en bref, une fortune dans sa campagne de lancement. Vingt-trois mille transcops des Cantos se vendirent la premiere annee de publication. A raison de dix pour cent du prix de couverture representant douze KM, je couvris treize mille huit cents des deux millions de KM que m’avait accordes Transverse a titre d’avance. La deuxieme annee, les ventes atteignirent six cent trente-huit exemplaires transcops. L’infosphere n’acheta pas les droits, les holos ne demanderent pas d’option et il n’y eut pas de tournee de promotion.

Ce que les Cantos n’avaient pas realise dans les ventes, ils le recupererent dans la quantite impressionnante de critiques defavorables dont ils furent l’objet. « Archaique… indechiffrable… sans prise d’aucune sorte sur nos preoccupations quotidiennes », ecrivait la Chronique litteraire du Times. « H. Silenus nous livre ici la quintessence de l’art de la non-communication », estimait le Magazine de TC2 sous la plume d’Urban Kapry, « en s’adonnant a une orgie d’hermetisme pretentieux. » Mais le coup de grace m’etait porte par Marmon Hamlit, de l’infosphere Voit- Tout, qui s’ecriait :

« La pseudo-poesie du pseudo-poete Jenneseki, je ne peux pas vous en parler, je n’ai pas pu la lire, et je n’ai pas essaye ! »

Tyrena Wingreen-Feif ne parut pas s’emouvoir pour autant. Deux semaines apres les premieres critiques et les premiers retours d’exemplaires transcops, un jour apres la fin de ma super-cuite de treize jours, je me distransportai dans son bureau et me laissai choir dans le fauteuil de mousse lovee tapi au centre du plateau comme une panthere de velours noir. L’une des legendaires tempetes de Tau Ceti Central etait en train de se dechainer au-dehors, et des eclairs jupiteriens dechiraient l’air strie de trainees sanguines a la limite du champ de confinement invisible.

— Ne vous frappez pas, me dit Tyrena, dont la coiffure, a la mode de cette semaine-la, projetait des piques noires a cinquante centimetres au-dessus de son front, et dont le corps etait couvert d’un champ opacifiant generateur de courants de couleurs changeantes qui tantot cachaient et tantot devoilaient sa nudite sous-jacente. Le premier tirage ne s’est eleve qu’a soixante mille transcops. La perte n’est pas terrible.

— Mais vous parliez de soixante-dix millions !

— Je sais. Nous avons change d’avis apres avoir donne votre manuscrit a lire a l’IA de la maison.

Je m’enfoncai un peu plus dans la mousse lovee.

— Meme l’IA a deteste mon livre ?

— Bien au contraire, elle a adore. C’est la que nous avons acquis la certitude que le public ne marcherait pas.

— Et le TechnoCentre ? demandai-je. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de leur vendre quelques exemplaires ?

— C’est deja fait, repliqua Tyrena. Il y en a eu un de vendu. Les millions d’IA qui sont la-bas l’ont probablement lu en temps reel partage dans la minute meme ou il est sorti du megatrans. Vous savez, la notion de copyright interstellaire, ca ne tient pas la route, quand on a affaire a du silicone.

— D’accord, fis-je en m’affaissant de nouveau. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

Au-dehors, des eclairs de la taille des autoroutes de l’Ancienne Terre dansaient entre les spires de la compagnie et les autres immeubles dans les nuages.

Tyrena se leva de son siege et s’avanca jusqu’a la limite de la moquette circulaire dont le centre etait occupe par sa table de travail. Ses champs corporels miroitaient comme une nappe de petrole ionise sur la mer.

— Maintenant, dit-elle, c’est a vous de decider si vous voulez etre un ecrivain ou le plus grand paume du Retz.

— Hein ?

— Vous m’avez tres bien comprise, fit Tyrena.

Elle se tourna vers moi en souriant. Ses dents avaient ete taillees en pointes dorees.

— Notre contrat stipule que nous pouvons recuperer les avances qui vous ont ete versees par tout moyen a notre convenance, reprit-elle. Par exemple, par la saisie de tous vos avoirs a l’Interbanque, par la confiscation des pieces d’or que vous avez cachees sur Homefree ou par la vente de votre fastueuse maison distrans. Vous serez alors bon pour aller grossir les rangs des artistes dilettantes, des marginaux et de tous les cas psychiatriques dont le roi Billy le Triste s’entoure sur je ne sais plus quelle planete reculee ou il a ses penates.

Je la regardai en ouvrant de grands yeux.

— L’autre solution, reprit-elle avec son sourire de cannibale, consiste a oublier ce petit contretemps et a vous mettre au travail sur votre prochain livre.

Le prochain livre en question sortit cinq mois standard plus tard. La Terre qui meurt II reprenait la ou La Terre qui meurt s’arretait, en prose banale cette fois- ci. La longueur des phrases et le contenu des chapitres etaient soigneusement etablis en fonction des reponses neurobiologiquement recueillies aupres d’un echantillon representatif de six cent trente-huit lecteurs de transcops. Le livre etait presente sous la forme d’un roman assez court pour ne pas effaroucher le lecteur potentiel aux presentoirs des caisses de l’hypermarche Trucbouf. La couverture etait un holo interactif de vingt secondes ou l’inconnu bronze et athletique – mon personnage d’Amalfi Schwartz, je suppose, bien qu’Amalfi soit frele et pale et porte des lentilles correctrices – dechire le corsage de la grande blonde qui se debat jusqu’au ras des tetons avant qu’elle se tourne vers nous pour hurler au secours avec les levres pulpeuses de la star du porno Leeda Swann.

La Terre qui meurt II se vendit a dix-neuf millions d’exemplaires.

— Pas trop mal, commenta Tyrena. Il faut quand meme du temps pour se constituer un public.

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