Pour la premiere et unique fois de ma vie, je m’interessai a la politique. Jour et nuit, j’assistais aux debats du Senat ou de la Pangermie par cable distrans. Quelqu’un, un jour, a estime qu’il se traite quotidiennement une centaine d’actes de legislation dans la Pangermie. Durant les longs mois ou je demeurai confine dans mon sensorium, je n’en manquai aucun. Ma voix et mon nom etaient celebres sur tous les plateaux de debats. Aucun projet de loi n’etait trop modeste, aucune question trop insignifiante ou trop complexe pour que je m’en mele. Le simple fait de donner mon avis sur tout a chaque instant me communiquait le sentiment factice d’avoir accompli quelque chose. Mais je finis par abandonner mon obsession politique lorsque je m’apercus que les affaires de la Pangermie me forcaient ou bien a passer ma vie entre quatre murs ou bien a me transformer en zombie ambulant. Quelqu’un qui reste sans interruption connecte a ses implants offre un pietre spectacle a son entourage, et je n’avais pas besoin des sarcasmes d’Helenda pour me rendre compte que, si je continuais dans cette voie, je deviendrais un legume pangermique comme des millions d’autres dans tout le Retz. Je renoncai donc a la politique. Mais je m’etais deja trouve une nouvelle passion : la religion.

J’adherai a des cultes. J’aidai meme a creer de nouvelles foutues religions. L’Eglise zen gnostique connaissait alors un essor fantastique, et je devins un de ses piliers. On me vit souvent sur les plateaux de la TVHD, recherchant mes « centres de pouvoir » avec le zele d’un musulman prehegirien en pelerinage a La Mecque. Sans compter que j’adorais me distransporter. J’avais gagne pres de cent millions de marks avec La Terre qui meurt, et Helenda avait sagement place l’argent, mais une maison distrans comme la mienne devait couter au bas mot cinquante mille marks juste pour passer d’une de mes trente-six pieces a l’autre. Et je ne me limitais pas a ces pieces. Transverse m’avait procure une plaque universelle en or, dont je faisais un usage abondant aux quatre coins du Retz. Je sejournais des semaines entieres dans les endroits les plus luxueux, et je louais des VEM pour explorer les lieux les plus recules des planetes les plus lointaines a la recherche de mes centres de pouvoir.

Je ne trouvai, a vrai dire, pas grand-chose. Je renoncai au gnosticisme zen a peu pres a l’epoque ou Helenda demanda le divorce. J’etais alors submerge de factures, et je dus realiser la plupart des placements a long terme qui me restaient apres qu’Helenda eut preleve sa part. (Je n’etais pas seulement naif et amoureux lorsqu’elle avait fait etablir notre contrat de mariage par ses avocats, j’etais totalement stupide.)

Finalement, meme en faisant des economies sur le distrans et en me separant de mes domestiques androides, j’etais au bord du desastre financier.

J’allai trouver Tyrena Wingreen-Feif.

— Personne n’a envie de lire de la poesie, me dit-elle en feuilletant les quelques pages de nouveaux Cantos que j’avais ecrites depuis un an et demi.

— Comment ca ? protestai-je. La Terre qui meurt, c’etait bien de la poesie, non ?

— C’etait un coup de veine, qui ne s’explique que par le fait que l’inconscient collectif etait pret a le recevoir.

Elle avait de longs ongles verts, recourbes a la nouvelle mode des mandarins. Ils s’agrippaient a mon manuscrit comme les griffes d’un insecte bourre de chlorophylle.

— Qui vous dit que l’inconscient collectif n’est pas pret a recevoir celui-ci ? demandai-je avec un debut d’agacement.

Elle se mit a rire. Ce n’etait pas un bruit tres agreable a entendre.

— Martin, Martin ! fit-elle. C’est de la poesie que vous m’apportez la. Vous ecrivez sur Heaven’s Gate et sur le troupeau caribou, mais ce qui transparait, en realite, c’est la solitude, le depaysement, l’angoisse et un regard cynique sur l’humanite.

— Et alors ?

— Personne n’a envie de payer pour connaitre les angoisses des autres, fit Tyrena en riant.

Tournant le dos a son bureau, je m’eloignai jusqu’a l’extremite opposee de la piece, qui occupait tout le quatre cent trente-cinquieme etage de la spire Transverse, dans le quartier Babel de TC2. Il n’y avait pas la moindre fenetre dans cette salle circulaire ouverte du sol au plafond et protegee par un champ de confinement a energie solaire exempt de tout miroitement. On avait l’impression de se trouver entre deux plateaux gris suspendus entre ciel et terre. Je contemplai les nuages ecarlates qui passaient entre les plateaux inferieurs, a cinq cents metres au-dessous de nous, et je me fis un certain nombre de reflexions sur l’hubris en general. Le bureau de Tyrena n’avait ni porte, ni escalier, ni ascenseur, ni champ elevateur, ni trappe, ni liaison d’aucune sorte avec les autres etages. On n’y entrait que par le distrans a cinq facettes miroitantes qui flottait au milieu des airs comme une holosculpture abstraite. En meme temps qu’a l’hubris, je me pris a songer aux incendies et aux pannes de courant.

— Vous voulez dire que vous ne voulez pas le publier ? demandai-je en me retournant.

— Pas du tout, fit mon editrice en riant. Vous avez fait gagner des milliards de marks a Transverse, Martin. Nous le publierons donc. Simplement, ca ne se vendra pas.

— Vous vous trompez ! hurlai-je. Tout le monde n’apprecie pas la poesie de qualite, mais il y a encore assez de gens qui aiment ca pour assurer le succes de ce livre.

Elle ne riait plus, mais le sourire de ses levres vertes lui tordit la bouche.

— Martin, Martin ! Depuis Gutenberg, le pourcentage de la population qui lit encore des livres n’a cesse de diminuer. Au XXe siecle, moins de deux pour cent des habitants des pays dits democratiques et industrialises lisaient plus d’un livre par an. Et c’etait avant l’avenement des machines intelligentes, de l’infosphere et des environnements conviviaux. Apres l’hegire, quatre-vingt-dix-huit pour cent de la population totale de l’Hegemonie n’avaient plus aucune raison de lire quoi que ce soit. L’habitude d’apprendre s’est donc perdue. Aujourd’hui, c’est encore pis. Le Retz represente un peu plus de cent milliards d’etres humains, parmi lesquels un pour cent a peine prend la peine de transcopier des materiaux imprimes, et encore moins de lire des livres.

— La Terre qui meurt a fait pres de trois milliards d’exemplaires, lui rappelai- je.

— Mmmm. Le syndrome du Voyage du Pelerin.

— Le syndrome de quoi ?

— Le Voyage du Pelerin. Dans la colonie du Massachusetts, sur l’Ancienne Terre, au… XVIIe siecle, je crois, ce livre figurait en bonne place dans chaque maison. Mais cela ne veut pas dire que les gens etaient obliges de le lire. Ce fut la meme chose avec le Mein Kampf d’Hitler ou les Visions dans la pupille d’un enfant decapite.

— Qui etait Hitler ? demandai-je.

Tyrena eut un petit sourire.

— Un politicien de l’Ancienne Terre qui a ecrit quelques livres. Mein Kampf est toujours reedite. Transverse renouvelle ses droits exclusifs tous les cent trente-huit ans.

— Ecoutez, lui dis-je. Je vais prendre quelques semaines pour fignoler mes Cantos et y mettre le meilleur de moi-meme.

— Comme vous voudrez.

— Je suppose que vous avez l’intention d’y pratiquer des coupures comme la derniere fois ?

— Pas du tout. Il n’y a pas de noyau nostalgique, cette fois-ci. Vous pouvez ecrire tout ce que vous voudrez.

Je battis des paupieres.

— Vous voulez dire que je peux conserver les vers libres ?

— Naturellement.

— Et les passages philosophiques ?

— Ne vous genez pas.

— Les recherches d’ecriture experimentale ?

— Bien sur.

— Vous l’imprimerez tel qu’il est ?

— Absolument.

— Et vous dites qu’il n’y a aucune chance pour que cela se vende ?

— Pas la plus petite chance.

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