rares lambeaux de peau verte et brune restes intacts. Cirocco detourna le regard.
« Je crains qu’elle ne voie jamais l’Ophion, chanta Cornemuse.
— Elle etait bonne, chanta Cirocco sans savoir que dire d’autre. Je la connaissais a peine. Nous la chanterons plus tard. »
Mis a part ce seul corps, il y avait peu de signes pour indiquer qu’une terrible bataille s’etait livree ici. Quelques coins de sables noircis, mais deja les dunes infatigables s’appretaient a les recouvrir et le vent qui se levait accumulait grain par grain le sable sur le corps de la Titanide.
Cirocco s’etait attendue a pire. Elle avait cru que tous y passeraient. C’etait peut-etre bien le cas, mais elle ne l’accepterait qu’apres avoir vu leurs corps. Ils avaient ete repousses vers l’est lorsque leur fuite avait degenere en chaos. Cornemuse avait essaye sans discontinuer de rejoindre les deux autres Titanides mais a chaque fois s’etait interpose un nouveau detachement d’esprits-de-sable a l’epreuve de l’eau. Hors la fuite, il n’avait guere de choix. Les attaques s’etaient montrees si intenses que Cirocco demeurait persuadee qu’elles etaient dirigees uniquement contre elle. Pensant pouvoir les attirer afin de degager ses amis, elle avait demande a Cornemuse de contourner le cable par l’est au triple galop. Ils furent poursuivis par un bombourdon solitaire qui faillit les tuer en lachant sa bombe si pres qu’elle les souleva dans les airs et les projeta contre un des brins du cable.
Elle s’etait alors rendu compte qu’elle se trompait : les esprits n’en avaient pas specialement apres elle ; ils ne l’avaient pas suivie, pas plus que les bombourdons, hormis celui qui les avait blesses. Ils chercherent un abri sous les cables en ecoutant, au loin, les bruits de la bataille, impuissants. Il leur fallait d’abord panser leurs blessures.
Cirocco s’appretait a partir lorsque Cornemuse l’appela. Il contemplait le sol dur et rocheux.
« L’une des notres est passee par la », chanta-t-il en indiquant des griffures paralleles qui ne pouvaient avoir ete faites que par la corne dure et translucide d’un sabot de Titanide. En suivant la piste vers l’interieur, il decouvrit une plaque de sable qui portait la marque de deux sabots et d’un pied humain.
« Alors Valiha est parvenue jusqu’ici, dit Cirocco en anglais. Et au moins l’un des autres. » Elle mit sa main libre en porte-voix et appela dans l’obscurite. Lorsque les echos se furent eteints, aucune reponse ne leur etait parvenue. « Viens. Partons a leur recherche. »
A mesure qu’ils progressaient dans les tenebres, ils commencerent a rencontrer des formes indistinctes et irregulieres qui leur bloquaient le passage. Cornemuse alluma une lanterne. A sa lueur ils purent distinguer une grande quantite de debris qui avaient degringole des niveaux superieurs. Les brins s’elevaient sur au moins dix kilometres avant de se tresser pour former une structure unique : le cable de Tethys. Cirocco savait que ce labyrinthe abritait une ecologie propre particulierement complexe – des plantes qui s’enracinaient dans les brins du cable et des animaux qui les escaladaient de haut en bas. Parmi ceux-ci il y avait une espece qu’on appelait les lutins. C’etaient les creatures les plus insaisissables de Gaia. Cirocco elle-meme n’en avait jamais vu un seul ; qui plus est, elle ne connaissait aucun temoignage digne de foi de leur eventuelle observation. Ils possedaient un sens quelconque qui leur permettait de fuir ou bien de se cacher a l’approche de toute creature intelligente. Elle pensait qu’ils devaient etre de petite taille pour etre capable de se cacher aussi bien, pourtant d’autres faits la poussaient a croire qu’ils etaient au moins aussi grands que des etres humains. Ils construisaient, et le plus souvent dans les endroits les plus improbables.
Aucun site n’etait trop retire pour avoir son chateau des lutins. Ces structures s’accrochaient a flanc de cable, ou bien semblaient croitre de la roche meme au sommet des plus hautes montagnes. Ils parsemaient les hauts plateaux inaccessibles et recouverts de glaciers. Et voyageant a bord d’une sub, Cirocco en avait decouvert au fond de la mer. Les lutins edifiaient des monolithes pyramidaux, des empilements de chambres solides comme la salle des coffres d’une banque, faits de pierres taillees assemblees sans mortier. Ou bien ils montaient des echafaudages de bois complexes sans aucune raison valable. Ils construisaient des chateaux diaphanes de silicates fondus qui ressemblaient a des bulles de savon gelees mais etaient assez solides pour avoir resiste des millenaires comme avait pu le constater plusieurs fois Cirocco.
L’un de leurs sites de construction favoris se trouvait au niveau des interstices formes par un cable lorsque ses brins se separaient avant de rejoindre le sol. Ils edifiaient d’abord des epaulements en glaise, a la maniere des guepes terrestres, puis batissaient dessus leurs
C’etait ces constructions qui s’etaient effondrees lorsque les bombourdons avaient effectue leurs vols- suicides dans la foret de cables. Les plus petites, ou bien celles qui n’etaient tombees que de quelques centaines de metres, etaient restees a peu pres intactes. Celles qui provenaient d’endroits plus eleves n’etaient plus a present que des tas de poussiere.
Cirocco ouvrait la marche parmi les debris, consciente que sous chacun de ces amoncellements de decombres pouvaient se trouver les corps de ses quatre amis. Pourtant, a intervalles reguliers, Cornemuse l’appelait pour lui dire qu’il avait repere une nouvelle trace de sabot. Tous deux continuerent de s’enfoncer plus avant jusqu’au sommet ou ils tomberent sur un gigantesque amoncellement de pierres. Cirocco sut qu’elle avait atteint le centre exact de la zone situee sous le cable. Elle y etait deja venue et la s’etait dresse naguere le portique d’entree habituel edifie par les lutins. A present ce n’etait plus que decombres, avec au centre d’une enorme faille, les cadavres tordus de trois bombourdons. Il n’en restait plus grand-chose sinon le metal qui avait forme la garniture de la chambre de combustion et quelques dents d’acier noircies.
« Sont-ils entres la ? » demanda Cirocco.
Cornemuse se pencha pour examiner le sol a la lueur de sa lanterne.
« C’est difficile a dire. Il y a une chance qu’ils aient pu penetrer a l’interieur avant que l’edifice ne s’effondre. »
Cirocco prit une profonde inspiration. Otant la lanterne des mains de Cornemuse, elle se mit a contourner la pile de debris. Puis, avec maladresse, elle escalada les decombres sur quelques metres mais dut bien vite renoncer, handicapee qu’elle etait par son bras brise et par un debut de vertige. Elle redescendit. Elle s’assit et resta quelques minutes, le front appuye sur la main, puis avec un soupir se releva et entreprit de ramasser les pierres qu’elle jetait derriere elle dans les tenebres.
« Que faites-vous ? » lui demanda Cornemuse apres quelques minutes de ce manege.
« Je creuse. »
Cornemuse la regarda. La taille des pierres s’echelonnait entre des cailloux gros comme le poing et des blocs de plusieurs quintaux qu’ils auraient sans doute pu deplacer a condition d’unir leurs efforts. Mais la majeure partie des decombres, les rocs qui donnaient a cette petite montagne sa silhouette massive, auraient fait des blocs convenables pour une pyramide egyptienne. Finalement, il s’approcha d’elle et lui effleura le bras. Elle se degagea.
« Rocky, ca ne sert a rien. Vous n’y arriverez pas.
— Il le faut. Je le
— C’est trop…
— Bordel, tu ne comprends donc pas ?
Et, tremblante, elle tomba a genoux. Cornemuse se laissa glisser pres d’elle et elle se refugia dans ses bras en pleurant contre son epaule.
Lorsqu’elle eut a nouveau repris controle d’elle-meme, elle se degagea de son etreinte, se releva et posa les deux mains sur ses epaules. Dans les yeux de la Sorciere brulait une determination comme ne lui en avait pas vu Cornemuse depuis bien longtemps.
« Cornemuse, mon vieil ami, chanta-t-elle. Par le lien du sang qui nous lie, je dois te demander de me rendre un grand service. Sur l’amour que nous avons eu l’un et l’autre pour ton arriere-arriere-mere, je ne te l’aurais pas demande si j’avais eu un autre choix.
— Commande, Sorciere, chanta Cornemuse sur le mode protocolaire.
— Tu dois retourner chez les tiens. La-bas, tu devras demander a tous les volontaires de traverser le grand desert, de venir a Tethys pour l’amour de leur Sorciere, a l’heure du besoin. Convoque les grands leviathans du