Il reposait le verre et, comme petrifie par la sentimentalite et la boisson, il restait encore assis quelques minutes, le temps que le dernier arriere-gout ait fini de se dissiper sur sa langue. Il restait la, l’?il rond et vitreux. Son cerveau etait soudain tout aussi vide que les bouteilles. Puis il basculait de cote sur le canape pourpre et sombrait a l’instant dans un sommeil de plomb.

En meme temps s’endormait aussi le Grenouille exterieur, sur sa couverture de cheval. Et son sommeil etait d’une profondeur aussi vertigineuse que celui du Grenouille interieur, car les travaux herculeens et les exces de celui-ci n’avaient pas moins epuise celui-la : car enfin ils ne faisaient qu’une seule et meme personne.

Lorsqu’il se reveillait, toutefois, ce n’etait pas dans le salon pourpre de son chateau pourpre, derriere ses sept murailles, ni dans les campagnes printanieres et parfumees de son ame, c’etait tout bonnement dans le reduit de pierre au bout du tunnel, sur la dure et dans le noir. Et il avait la nausee, tant il avait faim et soif, et il frissonnait et se sentait aussi mal qu’un alcoolique invetere apres une nuit de bringue. A quatre pattes, il sortait du boyau.

A l’exterieur, il etait une heure quelconque de la journee, generalement le debut ou la fin de la nuit, mais meme lorsqu’il etait minuit, la clarte des etoiles lui piquait les yeux comme des aiguilles. L’air lui paraissait poussiereux, reche, il lui brulait les poumons ; le paysage etait dur, Grenouille se heurtait aux pierres. Et meme les odeurs les plus subtiles faisaient a son nez deshabitue du monde l’impression d’une morsure implacable. La tique etait devenue aussi douillette qu’un bernard-l’hermite qui a quitte sa coquille et erre tout nu dans la mer.

Il allait a l’endroit ou suintait de l’eau, lechait l’humidite sur la paroi rocheuse pendant une ou deux heures, c’etait un supplice, le temps n’en finissait pas, ce temps pendant lequel le monde reel lui brulait la peau. Il arrachait des pierres quelques debris de mousse, les avalait a grand-peine, s’accroupissait quelque part, defequait tout en bouffant (vite, vite, il fallait que tout cela aille vite), puis, affole comme un petit animal a chair tendre quand, la-haut dans le ciel, les vautours tournent deja, il regagnait en courant sa caverne, filait jusqu’au fond du boyau et a sa couverture de cheval. La il etait enfin de nouveau en securite.

Il s’adossait a l’eboulis,. etendait ses jambes et attendait. Il lui fallait alors maintenir son corps tout a fait immobile, aussi immobile qu’un recipient qui risque de deborder parce qu’on l’a trop remue. Peu a peu, il reussissait a maitriser sa respiration. Son c?ur excite battait plus calmement, le ressac interieur s’apaisait progressivement. Et la solitude recouvrait soudain son ame comme un miroir noir. Il fermait les yeux. La porte sombre de son royaume interieur s’ouvrait, il la passait. Pouvait alors debuter la representation suivante du theatre interieur de Grenouille.

28

Il en etait ainsi jour apres jour, semaine apres semaine, mois apres mois. Il en fut ainsi sept annees durant.

Pendant ce temps, dans le monde exterieur, la guerre faisait rage, et meme une guerre mondiale. On se battit en Silesie et en Saxe, au Hanovre et en Belgique, en Boheme et en Pomeranie. Les troupes du roi allerent mourir en Hesse et en Westphalie, aux Baleares, aux Indes, sur le Mississippi et au Canada, quand elles n’etaient pas deja mortes du typhus pendant le voyage. La guerre couta la vie a un million d’hommes, au roi de France elle couta son empire colonial, et a tous les Etats belligerants elle couta tant d’argent qu’a contre c?ur ils finirent par se resoudre a y mettre un terme.

Grenouille, pendant ce temps, faillit une fois, en hiver, mourir gele sans s’en rendre compte. Il etait reste cinq jours dans le salon pourpre et, quand il se reveilla dans le boyau, il etait paralyse par le froid. Il referma aussitot les yeux, pour mourir dans son sommeil. Mais il survint un changement de temps, qui le decongela et le sauva.

Une fois, la neige fut si epaisse qu’il n’eut pas la force de se frayer un passage jusqu’aux lichens. Il se nourrit alors de chauves-souris raidies par le gel.

Un jour, il trouva un corbeau mort a l’entree de la caverne. Il le mangea. Ce furent les seuls evenements exterieurs dont il eut conscience en sept ans. Pour le reste, il vecut uniquement dans sa montagne, dans le royaume de son ame, qu’il s’etait lui-meme cree. Et il y serait reste jusqu’a sa mort (car il n’y manquait de rien), si n’etait intervenue une catastrophe qui le chassa de la montagne et le recracha dans le monde.

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La catastrophe ne fut pas un tremblement de terre, ni un incendie de foret, ni un glissement de terrain, ni un eboulement souterrain. Ce ne fut nullement une catastrophe exterieure, mais une catastrophe interieure, et du coup particulierement douloureuse, car elle bloqua la voie de repli qu’affectionnait Grenouille. Elle se produisit pendant son sommeil. Ou mieux, en reve. Ou plutot en-reve-dans-son-sommeil-dans-son-c?ur- dans-son-imagination.

Il etait couche sur le canape du salon pourpre et dormait. Autour de lui, les bouteilles vides. Il avait enormement bu, terminant meme par deux bouteilles du parfum de la jeune fille rousse. C’etait vraisemblablement trop, car son sommeil, quoique profond comme la mort, ne fut cette fois pas sans reves, mais parcouru de fantomatiques bribes de reves. Ces bribes etaient tres nettement les miettes d’une odeur. D’abord, elles ne passerent sous le nez de Grenouille qu’en filaments tenus, puis elles s’epaissirent et devinrent des nuages. Il eut alors le sentiment de se trouver au milieu d’un marecage d’ou montait le brouillard. Le brouillard montait

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