froide, et lui etait gele, mais il ne remarquait pas qu’il avait froid, car il etait habite d’un froid inverse, celui de la peur. Ce n’etait pas la meme peur que celle qu’il avait eprouvee en reve, cette peur atroce d’etouffer-en-et-par-soi-meme, cette peur dont il fallait a tout prix se degager et qu’il avait pu fuir. La peur qu’il eprouvait maintenant, c’etait celle de ne pas savoir a quoi s’en tenir sur lui-meme. C’etait le contraire de l’autre peur. Celle-ci, il ne pouvait pas la fuir, il fallait y faire front. Il fallait – meme si la verite etait terrible – qu’il sache sans le moindre doute s’il possedait une odeur ou pas. Et il fallait le savoir tout de suite. Dans l’instant.
Il rentra dans le boyau. Des qu’il eut fait quelques metres, il fut enveloppe d’une obscurite totale, mais il s’y retrouvait comme au grand jour. Il avait fait le trajet des milliers de fois, connaissait chaque pas et chaque tournant, flairait chaque nez rocheux qui pouvait pointer d’en haut et la plus petite pierre qui pouvait faire saillie. Trouver son chemin n’etait pas difficile. Ce qui etait difficile, c’etait de lutter contre le souvenir de son reve claustrophobique, qui venait clapoter contre lui comme un flot, de plus en plus haut a mesure qu’il avancait. Mais il fut courageux. C’est-a-dire qu’il combattit la peur de savoir par la peur de ne pas savoir ; et il gagna, parce qu’il savait qu’il n’avait pas le choix. Parvenu au bout du boyau, a la pente de l’eboulis, ces deux peurs le quitterent. Il se sentit calme, il avait la tete parfaitement claire et le nez affute comme un scalpel. Il s’accroupit, mit les mains sur les yeux et renifla. Dans cet endroit, cette tombe de pierre, loin du monde, il avait passe sept ans couche. Si un endroit du monde devait garder son odeur, c’etait la. Il respira lentement. Il apprecia minutieusement. Il prit son temps avant de juger. Il resta accroupi un long quart d’heure. Sa memoire etait infaillible et il savait exactement comment cela sentait la sept ans plus tot : une odeur de pierre, de fraicheur humide et salee, et une odeur si pure que jamais etre vivant, homme ou bete, ne pouvait avoir penetre la... Or, c’est exactement l’odeur qu’avait l’endroit a present.
Il demeura encore un moment accroupi, tout a fait calme, hochant juste legerement la tete. Puis il fit demi-tour et s’en alla, d’abord courbe, puis, quand la hauteur du boyau le permit, tout droit, et il deboucha a l’air libre.
A l’exterieur, il remit ses haillons (ses chaussures avaient pourri depuis des annees), se jeta sur les epaules la couverture de cheval et quitta, dans la nuit meme, le Plomb du Cantal en prenant vers le midi.
30
Il etait effrayant a voir. Les cheveux lui tombaient jusque derriere les genoux, et sa maigre barbe lui arrivait au nombril. Ses ongles avaient l’air de serres d’oiseau et, sur ses bras et ses jambes, la ou ses haillons ne suffisaient plus a lui couvrir le corps, la peau pendait en lambeaux.
Les premieres personnes qu’il rencontra – des paysans dans un champ, pres du bourg de Pierrefort – s’enfuirent a toutes jambes en poussant des cris. Dans le bourg lui-meme, au contraire, il fit sensation. Les gens accoururent par centaines pour le regarder, bouche bee. D’aucuns le tinrent pour un evade des galeres. D’autres dirent que ce n’etait pas un veritable etre humain, mais un croisement d’homme et d’ours, une sorte d’homme des bois. Un homme qui avait bourlingue affirma qu’il ressemblait aux Indiens d’une tribu sauvage de Cayenne, de l’autre cote du vaste ocean. On l’amena chez le maire. La, au grand etonnement des personnes presentes, il exhiba un brevet de compagnon, ouvrit la bouche et, avec un debit un peu rocailleux (c’etaient les premiers mots qu’il prononcait apres une interruption de sept ans) mais de facon tout fait intelligible, il raconta qu’au cours de son tour de France, il avait ete attaque par des brigands, qui l’avaient emmene avec eux et retenu prisonnier pendant sept ans dans une caverne. Pendant ce temps, il n’avait pas vu la lumiere du soleil, ni le moindre etre humain ; une main invisible l’avait alimente en faisant descendre des paniers dans le noir, et pour finir il avait ete delivre grace a une echelle qu’on lui avait jetee, mais il n’avait jamais su pourquoi et n’avait jamais pu voir ni ses ravisseurs ni ses sauveurs. C’est une histoire qu’il avait imaginee, parce qu’elle lui paraissait plus vraisemblable que la verite, et elle l’etait effectivement, car ce genre d’attaques par des brigands etait loin d’etre rare dans les montagnes d’Auvergne, dans les Cevennes et en Languedoc. En tous cas le maire en dressa proces-verbal sans broncher et rendit compte de l’affaire au marquis de la Taillade Espinasse, suzerain du bourg et membre du parlement de Toulouse.
Le marquis avait tourne le dos a Versailles et a sa vie de cour des sa quarantieme annee et s’etait retire sur ses terres, ou il se consacrait aux sciences. On avait de sa plume un ouvrage d’economie politique dynamique ou il proposait d’abolir toutes les redevances frappant la propriete fonciere et les produits agricoles, et d’instaurer un impot sur le revenu degressif frappant au maximum les pauvres, afin de les contraindre a developper plus vigoureusement leurs activites economiques. Encourage par le succes de cet opuscule, il ecrivit un traite sur l’education des garcons et des filles de cinq a dix ans, sur quoi il se tourna vers l’agriculture experimentale : en traitant differents fourrages au sperme de taureau, il tenta d’obtenir un hybride animalovegetal donnant du lait, une sorte de pis-fleur. Apres des debuts prometteurs, qui lui permirent meme de mettre au point un fromage au lait vegetal que l’Academie des Sciences de Lyon certifia etre « de saveur caprine, encore qu’un peu plus amer », il se vit contraint de suspendre ses experiences, en raison du cout enorme des hectolitres de sperme taurin qu’il devait repandre sur les champs. Neanmoins, cette approche des problemes agro-biologiques avait eveille son interet non seulement pour ce qu’il est convenu d’appeler la glebe, mais pour la terre en general et ses rapports avec la biosphere.
Ses travaux pratiques sur le pis-fleur lactifere etaient a peine termines qu’il se lancait, avec un punch scientifique redouble, dans la redaction d’un vaste essai concernant les rapports entre energie vitale et proximite de la terre. Sa these etait que la vie ne saurait se developper qu’a une certaine distance de la terre, celle-ci exhalant constamment un gaz deletere, qu’il appelait
