bout. C’est pourquoi tous les etres vivants s’efforcaient par la croissance de s’eloigner de la terre, poussant donc pour la fuir et non pour s’y enraciner ; c’est pourquoi egalement ils portaient vers le ciel leurs parties les plus precieuses : le ble, son epi ; la plante, sa fleur ; l’homme, sa tete ; et c’est pourquoi, quand l’age les pliait et les courbait a nouveau vers la terre, ils ne pouvaient que succomber immanquablement a ce gaz letal, en quoi d’ailleurs ils se transformaient eux-memes pour finir par la decomposition qui suivait leur mort.
Lorsqu’il revint aux oreilles du marquis de la Taillade-Espinasse qu’on signalait a Pierrefort un individu qui aurait vecu sept annees durant dans une caverne (donc, entierement entoure par l’element deletere qu’etait la terre a ses yeux), il en fut tout transporte et ravi ; il fit aussitot amener Grenouille a son laboratoire, ou il le soumit a un examen approfondi. Il trouva sa theorie confirmee de la facon la plus evidente : le
Deux heures apres, ils etaient en voiture. Quoique l’etat des routes fut lamentable, ils couvrirent en deux jours les soixante-quatre lieues qui les separaient de Montpellier, car en depit de son grand age, le marquis ne laissa a personne d’autre le soin de fouetter chevaux et cocher, et ne dedaigna point de payer de sa personne quand, a plusieurs reprises, un essieu ou des ressorts rompirent, tant il etait enchante de sa trouvaille et desireux de la presenter le plus vite possible a un public de gens d’esprit. Grenouille, pour sa part, n’eut pas le droit de quitter la voiture une seule fois. Il dut y rester dans ses haillons et completement enveloppe d’une couverture enduite d’argile humide. Pour toute nourriture, il n’eut droit pendant le trajet qu’a des racines crues. De la sorte, le marquis escomptait perpetuer quelque temps encore le degre optimal de l’intoxication par le fluide tellurique.
Une fois a Montpellier, il logea Grenouille dans la cave de son hotel et lanca immediatement des invitations a tous les membres de la faculte de medecine, de la Societe de botanique, de l’ecole d’agriculture, de l’association des physiciens et chimistes, de la Loge maconnique et des autres societes savantes : la ville n’en comptait pas moins d’une douzaine. Et quelques jours plus tard – une semaine exactement apres qu’il eut quitte sa thebaide montagnarde — Grenouille se retrouva sur une estrade, dans le grand amphitheatre de l’universite de Montpellier, face a une foule de quatre cents personnes, a qui il fut presente comme l’evenement scientifique de l’annee.
Dans son expose, Taillade-Espinasse dit qu’il etait la preuve vivante de l’exactitude de la theorie du
La conference remporta un enorme succes. Le public lettre applaudit a tout rompre, puis defila devant l’estrade ou se tenait Grenouille. Dans l’etat lamentable ou on l’avait maintenu, avec ses cicatrices et ses infirmites anciennes il faisait effectivement une impression si epouvantable que tout le monde l’estima a moitie decompose et irremediablement perdu, bien que lui se sentit en parfaite sante et plein de vigueur. Plusieurs de ces messieurs le tapoterent avec des mines d’experts, releverent ses mensurations, lui examinerent la bouche et les yeux. Quelques-uns lui adresserent la parole, s’enquerant de sa vie dans la caverne et de la facon dont il se sentait a present. Mais il se conforma strictement aux instructions que lui avait prealablement donnees le marquis et ne repondit a ce genre de questions qu’en emettant des sons rauques, tout en faisant des deux mains des gestes d’impuissance en direction de son larynx, afin de laisser entendre que celui-ci egalement etait deja ronge par le
Au terme de ce spectacle, Taillade-Espinasse le remballa et le reexpedia dans les communs de son hotel. La, en presence de quelques elus, docteurs de la faculte de medecine, il l’enferma