dans l’appareil a ventilation d’air vital : c’etait un cagibi etanche, construit en planches de pin, ou une cheminee d’aeration s’ouvrant tres au-dessus du toit permettait de faire passer un puissant courant d’air pris dans les hauteurs, donc exempt de gaz letal ; cet air s’echappait ensuite par un clapet de cuir dispose au ras du sol. Ce dispositif etait actionne par une escouade de domestiques, qui veillaient a ce que les ventilateurs dont etait pourvue la cheminee ne s’arretent jamais, de jour comme de nuit. Et tandis que Grenouille etait ainsi constamment plonge dans un courant d’air purifiant, on lui faisait passer d’heure en heure, par un petit sas a deux portes dispose sur le cote, des aliments dietetiques de caractere terrifuge : bouillon de pigeon, pate d’alouettes, ragout de canard sauvage, confitures de fruits d’arbres, pain de varietes de froment aux tiges particulierement hautes, vin des Pyrenees, lait d’isard, ?ufs de poules elevees sous les combles de l’hotel « a la neige ».

Cette double cure de decontamination et de revitalisation dura cinq jours. Le marquis fit alors arreter les ventilateurs et amener Grenouille dans une buanderie ou on le laissa tremper plusieurs heures dans des bains d’eau de pluie tiede, pour le laver enfin des pieds a la tete avec du savon d’huile de noix provenant de la ville andine de Potosi. On lui coupa les ongles des mains et des pieds, on lui nettoya les dents avec de la craie des Dolomites en poudre fine, on le rasa, on lui tailla et demela les cheveux, qui furent coiffes et poudres. On fit venir un tailleur, un bottier, et Grenouille se retrouva avec une chemise de soie, jabot blanc et dentelle aux manchettes, avec des bas de soie, avec une redingote, une culotte et une veste en velours bleu, et avec de jolis escarpins de cuir noir, dont le droit dissimulait habilement son pied estropie. De sa blanche main, le marquis farda au talc le visage couture de Grenouille, lui mit du carmin sur les levres et les pommettes et, a l’aide d’un crayon gras en charbon de bois de tilleul, donna a ses sourcils une courbe veritablement distinguee. Puis il le vaporisa avec son parfum personnel, une eau de violette assez rudimentaire, recula de quelques pas et eut besoin d’un long moment avant de trouver les mots qui exprimassent son ravissement.

— Monsieur, dit-il enfin, vous me voyez plus que content de moi-meme. Mon genie me laisse pantois. Certes, je n’ai jamais doute que ma theorie fluidale fut juste ; evidemment ; mais de la voir aussi magnifiquement confirmee par la pratique therapeutique, j’en suis tout retourne. Vous etiez une bete, et j’ai fait de vous un homme. C’est la un acte proprement divin. Permettez que j’en sois emu... Allez vers ce miroir et regardez-vous. Vous constaterez pour la premiere fois de votre vie que vous etes un etre humain ; pas particulierement extraordinaire, ni marquant en aucune maniere, mais tout de meme un etre humain tout a fait acceptable. Avancez, monsieur ! Regardez-vous et admirez le prodige que j’ai accompli sur votre personne !

C’etait la premiere fois que quelqu’un disait « Monsieur » a Grenouille.

Il s’avanca vers le miroir et regarda. Jusqu’a present, jamais il ne s’etait regarde dans un miroir. Il vit en face de lui un monsieur dans un bel habit bleu, avec une chemise blanche et des bas de soie, et il se tassa instinctivement sur lui-meme, comme il l’avait toujours fait devant de beaux messieurs comme cela. Mais le beau monsieur se tassa lui aussi, et quand Grenouille se redressa, le monsieur en fit autant ; alors ils se figerent tous les deux et se regarderent fixement.

Ce qui siderait le plus Grenouille, c’etait d’avoir l’air si incroyablement normal. Le marquis avait raison : il n’avait rien de particulier, il n’etait pas beau, mais pas particulierement laid non plus. Il etait un peu court sur pattes, il se tenait de facon un peu gauche, le visage etait un peu inexpressif, bref, il ressemblait a des milliers d’autres gens. S’il descendait dans la rue, personne ne se retournerait sur son passage. Lui-meme, s’il se rencontrait, ne se remarquerait pas. A moins de sentir que ce quelqu’un qui lui ressemblait avait, la violette mise a part, aussi peu d’odeur que ce monsieur dans le miroir, et que lui qui etait en face.

Et pourtant, voila dix jours a peine, les paysans s’enfuyaient a sa vue en poussant des cris. Il ne se sentait pas alors autrement qu’a present, et a present, lorsqu’il fermait les yeux, il ne se sentait pas le moins du monde different de ce qu’il etait alors. Il renifla l’air qui montait de son corps, sentit le mauvais parfum, et le velours, et le cuir fraichement encolle de ses chaussures ; il sentit la soierie, la poudre, le fard, la discrete odeur du savon de Potosi. Et soudain il sut que ce n’etait pas le bouillon de pigeon, ni ces momeries ventilatoires, qui avaient fait de lui un homme normal, mais uniquement ces quelques vetements, cette coupe de cheveux et un peu de supercherie cosmetique.

Il ouvrit les yeux en plissant les paupieres et vit le monsieur du miroir lui rendre son clin d’?il : un petit sourire flottait sur ses levres carminees, comme pour lui manifester qu’il ne le trouvait pas antipathique. Et Grenouille lui-meme trouva que ce monsieur dans le miroir, cette silhouette sans odeur, deguisee et maquillee en homme, avait quelque chose ; elle lui sembla en tous cas  – pourvu qu’on perfectionne le maquillage  – qu’elle pourrait faire quelque effet sur le monde exterieur, un effet dont Grenouille n’aurait jamais reve pour lui-meme. Il fit un petit signe de tete a la silhouette et vit qu’en le lui rendant, elle dilatait discretement les narines...

31

Le lendemain, tandis que le marquis etait en train de lui enseigner les poses, les gestes et les pas de danse qu’exigeait sa prochaine apparition en public, Grenouille simula un acces de vertige et s’effondra sur un divan, apparemment sans force et pres d’etouffer.

Le marquis etait aux quatre cents coups. Il appela ses valets a grands cris, demanda des eventails et des ventilateurs portatifs et, pendant que les valets couraient s’executer, il s’agenouilla aupres de Grenouille, lui fit de l’air avec son mouchoir impregne de violette et l’adjura, le supplia a deux genoux de se reprendre, pour l’amour du Ciel, et

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