Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et paree des riches tentes des barons. Dans la foret, Tristan chevauchait avec Iseut, et, par crainte d'une embuche, il avait revetu son haubert sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la foret et virent au loin, parmi les barons, le roi Marc.
« Amie, dit Tristan, voici le roi votre seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je vous adresse un message, faites ce que je vous manderai !
– Ami Tristan, des que j'aurai revu l'anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort chateau ne m'empecheront de faire la volonte de mon ami.
– Iseut, Dieu t'en sache gre ! »
Leurs deux chevaux marchaient cote a cote : il l'attira vers lui et la pressa entre ses bras.
« Ami, dit Iseut, entends ma derniere priere : tu vas quitter ce pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me traite le roi, dans sa colere ou sa bonte !… Je suis seule : qui me defendra des felons ? J'ai peur ! Le forestier Orri t'hebergera secretement ; glisse-toi la nuit jusqu'au cellier ruine : j'y enverrai Perinis pour te dire si nul me maltraite.
– Amie, nul n'osera. Je resterai cache chez Orri : quiconque te fera outrage, qu'il se garde de moi comme de l'Ennemi ! »
Les deux troupes s'etaient assez rapprochees pour echanger leurs saluts. A une portee d'arc en avant des siens, le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan.
Quand les barons l'eurent rejoint, Tristan, tenant par les renes le palefroi d'Iseut, salua le roi et dit :
« Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les hommes de ta terre, je te requiers de m'admettre a me defendre en ta cour. Jamais je n'ai ete juge. Fais que je me justifie par bataille : vaincu, brule-moi dans le soufre ; vainqueur, retiens-moi pres de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je m'en irai vers un pays lointain. »
Nul n'accepta le defi de Tristan. Alors, Marc prit a son tour le palefroi d'Iseut par les renes, et, la confiant a Dinas, se mit a l'ecart pour prendre conseil.
Joyeux, Dinas fit a la reine maint honneur et mainte courtoisie. Il lui ota sa chape d'ecarlate somptueuse, et son corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliaut de soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, qui n'avait pas epargne ses deniers. Sa robe est riche, ses membres delicats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons de soleil.
Quand les felons la virent belle et honoree comme jadis, irrites, ils chevaucherent vers le roi. A ce moment, un baron, Andre de Nicole, s'efforcait de le persuader :
«Sire, disait-il, retiens Tristan pres de toi ; tu seras, grace a lui, un roi plus redoute. »
Et, peu a peu, il assouplissait le c?ur de Marc. Mais les felons vinrent a l'encontre et dirent :
« Roi, ecoute le conseil que nous te donnons en loyaute. On a medit de la reine ; a tort, nous te l'accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble a ta cour, on en parlera de nouveau. Laisse plutot Tristan s'eloigner quelque temps ; un jour, sans doute, tu le rappelleras. »
Marc fit ainsi : il fit mander a Tristan par ses barons de s'eloigner sans delai. Alors, Tristan vint vers la reine et lui dit adieu. Ils se regarderent. La reine eut honte a cause de l'assemblee et rougit.
Mais le roi fut emu de pitie, et parlant a son neveu pour la premiere fois :
« Ou iras-tu, sous ces haillons ? Prends dans mon tresor ce que tu voudras, or, argent, vair et gris.
– Roi, dit Tristan, je n'y prendrai ni un denier, ni une maille. Comme je pourrai, j'irai servir a grand'joie le riche roi de Frise. »
Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu'elle put l'apercevoir au loin, ne se detourna point.
A la nouvelle de l'accord, grands et petits,