sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des echecs et paraissaient mieux s'entendre a manier les des qu'a mesurer le froment, Tristan redoutait d'etre decouvert, et ne savait comment entreprendre sa quete.
Or, un matin, au point du jour, il ouit une voix si epouvantable qu'on eut dit le cri d'un demon. Jamais il n'avait entendu bete glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port :
« Dites-moi, fait-il, dame, d'ou vient cette voix que j'ai ouie ? ne me le cachez pas.
– Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d'une bete fiere et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s'arrete a l'une des portes de la ville. Nul n'en peut sortir, nul n'y peut entrer, qu'on n'ait livre au dragon une jeune fille ; et, des qu'il la tient entre ses griffes, il la devore en moins de temps qu'il n'en faut pour dire une patenotre.
– Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s'il serait possible a un homme ne de mere de l'occire en bataille.
– Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce qui est assure, c'est que vingt chevaliers eprouves ont deja tente l'aventure ; car le roi d'Irlande a proclame par voix de heraut qu'il donnerait sa fille Iseut la Blonde a qui tuerait le monstre ; mais le monstre les a tous devores. »
Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s'arme en secret, et il eut fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port etait desert, car l'aube venait a peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu'a la porte que la femme lui avait montree. Soudain, sur la route, cinq hommes devalerent, qui eperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnes, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l'un d'entre eux par ses rouges cheveux tresses, si fortement qu'il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrete :
« Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle route vient le dragon ? »
Et quand le fuyard lui eut montre la route, Tristan le relacha.
Le monstre approchait. Il avait la tete d'une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrases, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps ecailleux d'un griffon.
Tristan lanca contre lui son destrier d'une telle force que, tout herisse de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les ecailles et vola en eclats. Aussitot le preux tire son epee, la leve et l'assene sur la tete du dragon, mais sans meme entamer le cuir. Le monstre a senti l'atteinte, pourtant ; il lance ses griffes contre l'ecu, les y enfonce, et en fait voler les attaches. La poitrine decouverte, Tristan le requiert encore de l'epee, et le frappe sur les flancs d'un coup si violent que l'air en retentit. Vainement : il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit comme un charbon eteint, son cheval s'abat et meurt. Mais, aussitot releve, Tristan enfonce sa bonne epee dans la gueule du monstre : elle y penetre toute et lui fend le c?ur en deux parts. Le dragon pousse une derniere fois son cri horrible et meurt.
Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout etourdi par la fumee acre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu'il voyait briller a quelque distance. Mais le venin distille par la langue du dragon s'echauffa contre son corps, et, dans les hautes herbes qui bordaient le marecage, le heros tomba inanime.
Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tresses etait Aguynguerran le Roux, le senechal du roi d'Irlande, et qu'il convoitait Iseut la Blonde. Il etait couard, mais telle est la puissance de l'amour que chaque matin il s'embusquait, arme, pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu'il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-la, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l'ecu brise, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors, il trancha la tete du monstre, la porta au roi et reclama le beau salaire promis.
Le roi ne crut guere a sa prouesse ; mais voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir a sa cour, a trois jours de la : devant le barnage assemble, le senechal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.
Quand Iseut la Blonde apprit qu'elle serait livree a ce couard, elle fit d'abord une longue risee, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soupconnant l'imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fidele Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevaucherent en