secret vers le repaire du monstre, tant qu'Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singuliere : sans doute, le cheval qui avait passe la n'avait pas ete ferre en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans tete et le cheval mort ; il n'etait pas harnache selon la coutume d'Irlande. Certes, un etranger avait tue le dragon ; mais vivait-il encore ?
Iseut, Perinis et Brangien le chercherent longtemps ; enfin, parmi les herbes du marecage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secretement dans les chambres des femmes. La, Iseut conta l'aventure a sa mere, et lui confia l'etranger. Comme la reine lui otait son armure, la langue envenimee du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d'Irlande reveilla le blesse par la vertu d'une herbe, et lui dit :
« Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre senechal, un felon, un couard, lui a tranche la tete et reclame ma fille Iseut la Blonde pour sa recompense. Sauras-tu, a deux jours d'ici, lui prouver son tort par bataille ?
– Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guerir en deux journees. J'ai conquis Iseut sur le dragon ; peut-etre je la conquerrai sur le senechal. »
Alors la reine l'hebergea richement, et brassa pour lui des remedes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prepara un bain et doucement oignit son corps d'un baume que sa mere avait compose. Elle arreta ses regards sur le visage du blesse, vit qu'il etait beau, et se prit a penser : « Certes, si sa prouesse vaut sa beaute, mon champion fournira une rude bataille ! » Mais Tristan, ranime par la chaleur de l'eau et la force des aromates, la regardait, et, songeant qu'il avait conquis la Reine aux cheveux d'or, se mit a sourire. Iseut le remarqua et se dit : «Pourquoi cet etranger a-t-il souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je neglige l'un des services qu'une jeune fille doit rendre a son hote ? Oui, peut-etre a-t-il ri parce que j'ai oublie de parer ses armes ternies par le venin. »
Elle vint donc la ou l'armure de Tristan etait deposee : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faudra pas au besoin. Et ce haubert est fort, leger, bien digne d'etre porte par un preux. » Elle prit l'epee par la poignee : « Certes, c'est la une belle epee, et qui convient a un hardi baron. »
Elle tire du riche fourreau, pour l'essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu'elle est largement ebrechee. Elle remarque la forme de l'entaille : ne serait-ce point la lame qui s'est brisee dans la tete du Morholt ? Elle hesite, regarde encore, veut s'assurer de son doute. Elle court a la chambre ou elle gardait le fragment d'acier retire naguere du crane du Morholt. Elle joint le fragment a la breche ; a peine voyait-on la trace de la brisure.
Alors elle se precipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tete du blesse la grande epee, elle cria :
« Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc a ton tour ! »
Tristan fit effort pour arreter son bras ; vainement ; son corps etait perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse :
« Soit, je mourrai ; mais, pour t'epargner les longs repentirs, ecoute. Fille de roi, sache que tu n'as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l'as conservee et rendue. Une premiere fois, naguere : j'etais le jongleur blesse que tu as sauve quand tu as chasse de son corps le venin dont l'epieu du Morholt l'avait empoisonne. Ne rougis pas, jeune fille, d'avoir gueri ces blessures : ne les avais-je pas recues en loyal combat ? ai-je tue le Morholt en trahison ? ne m'avait-il pas defie ? ne devais-je pas defendre mon corps ? Pour la seconde fois, en m'allant chercher au marecage, tu m'as sauve. Ah ! c'est pour toi, jeune fille, que j'ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulement que, m'ayant par deux fois delivre du peril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchee entre les bras du preux senechal, il te sera doux de songer a ton hote blesse, qui avait risque sa vie pour te conquerir et t'avait conquise, et que tu auras tue sans defense dans ce bain. »
Iseut s'ecria :
« J'entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquerir ? Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tente de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, a ton tour, par belles represailles, tu as fait cette vantance d'emporter comme ta serve celle que le Morholt cherissait entre les jeunes filles…