votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peut pas m'aimer. »
Iseut l'aimait. Elle voulait le hair, pourtant : ne l'avait-il pas vilement dedaignee ? Elle voulait le hair, et ne pouvait, irritee en son c?ur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.
Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentee encore, car seule elle savait quel mal elle avait cause. Deux jours elle les epia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout reconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent a tatons l'un vers l'autre, malheureux quand ils languissaient separes, plus malheureux encore quand, reunis, ils tremblaient devant l'horreur du premier aveu.
Au troisieme jour, comme Tristan venait vers la tente, dressee sur le pont de la nef, ou Iseut etait assise, Iseut le vit s'approcher et lui dit humblement :
« Entrez, seigneur.
– Reine ; dit Tristan, pourquoi m'avoir appele seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, et votre vassal, pour vous reverer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame ? »
Iseut repondit :
« Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon maitre ! Tu le sais, que ta force me domine et que j e suis ta serve ! Ah ! que n'ai-je avive naguere les plaies du jongleur blesse ! Que n'ai-je laisse perir le tueur du monstre dans les herbes du marecage ! Que n'ai-je assene sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l'epee deja brandie ! Helas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd'hui !
– Iseut, que savez-vous donc aujourd'hui ? Qu'est-ce donc qui vous tourmente ?
– Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon corps, et ma vie ! »
Elle posa son bras sur l'epaule de Tristan ; des larmes eteignirent le rayon de ses yeux, ses levres tremblerent. Il repeta :
« Amie, qu'est-ce donc qui vous tourmente ? »
Elle repondit :
« L'amour de vous.»
Alors il posa ses levres sur les siennes. Mais, comme pour la premiere fois tous deux goutaient une joie d'amour, Brangien, qui les epiait, poussa un cri, et, les bras tendus, la face trempee de larmes, se jeta a leurs pieds :
« Malheureux ! arretez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, deja la force de l'amour vous entraine et jamais plus vous n'aurez de joie sans douleur. C'est le vin herbe qui vous possede, le breuvage d'amour que votre mere, Iseut, m'avait confie. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l'Ennemi s'est joue de nous trois, et c'est vous qui avez vide le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en chatiment de la male garde que j'ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l'amour et la mort ! »
Les amants s'etreignirent ; dans leurs beaux corps fremissaient le desir et la vie. Tristan dit.
« Vienne donc la mort ! »
Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, lies a jamais, ils s'abandonnerent a l'amour.
Chapitre 5 BRANGIEN LIVREE AUX SERFS
Le roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit devant le roi ; le roi se saisit d'elle en la prenant a son tour par la main. A grand honneur il la mena vers le chateau de Tintagel, et, lorsqu'elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beaute jeta une telle clarte que les murs s'illuminerent, comme frappes du soleil levant. Alors le roi Marc loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient porte le cheveu d'or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, etaient alles lui querir la joie de ses yeux et de son c?ur. Helas ! la nef vous apporte, a vous aussi, noble roi, l'apre deuil et les forts