C’etait un homme de soixante ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi. Il n’etait ni grand ni petit, avait l’air affable, les yeux gris et doux, le geste modeste, l’aspect d’un brave etre, simple et tendre. Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n’avait jamais paru preferer l’un ou l’autre, et les recevait ensemble a diner.

Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a sa table, son frere et lui.

Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps sans doute, l’habitude de dire «Monsieur Pierre» et «Monsieur Jean».

Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l’un, la gauche a l’autre, au hasard de leur entree.

«Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos parents? Quant a moi, ils ne m’ecrivent jamais.» on causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans l’esprit de cet homme, mais beaucoup d’amenite, de charme et de grace. C’etait certainement pour eux un bon ami, un de ces bons amis auxquels on ne songe guere parce qu’on les sent tres surs.

Maintenant les souvenirs affluaient dans l’esprit de Pierre.

Le voyant soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d’etudiant, Marechal lui avait offert et prete spontanement de l’argent, quelques centaines de francs peut-etre, oubliees par l’un et par l’autre et jamais rendues. Donc cet homme l’aimait toujours, s’interessait toujours a lui, puisqu’il s’inquietait de ses besoins. Alors… alors pourquoi laisser toute sa fortune a Jean? Non, il n’avait jamais ete visiblement plus affectueux pour le cadet que pour l’aine, plus preoccupe de l’un que de l’autre, moins tendre en apparence avec celui-ci qu’avec celui-la. Alors… alors… il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout donner a Jean – tout – et rien a Pierre?

Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie entre eux.

Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa poitrine, faisait aller son c?ur comme une loque agitee. Les ressorts en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le secouant d’un ballottement tumultueux.

Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.» Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui brouillait ses souvenirs. Il s’acharnait surtout a retrouver Marechal avec des cheveux blonds, chatains ou noirs. Il ne le pouvait pas, la derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les autres. Il se rappelait pourtant qu’il etait plus mince, qu’il avait la main douce et qu’il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son pere repetait sans cesse:

«Encore des bouquets! mais c’est de la folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.» Marechal repondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.» Et soudain l’intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait: «Merci, mon. ami», lui traversa l’esprit, si nette qu’il crut l’entendre. Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu’ils se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils!

Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l’homme riche, le monsieur, le client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste. L’avait-il aimee? Comment serait-il devenu l’ami de ces marchands s’il n’avait pas aime la femme? C’etait un homme instruit, d’esprit assez fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il n’appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, qu’il jugeait un peu niais. Aujourd’hui il comprenait que cet homme sentimental n’avait jamais pu, jamais, etre l’ami de son pere, de son pere si positif, si terre a terre, si lourd, pour qui le mot «poesie» signifiait sottise.

Donc, ce Marechal, jeune, libre, riche, pret a toutes les tendresses, etait entre, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque peut-etre la jolie marchande. Il avait achete, etait revenu, avait cause, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions frequentes le droit de s’asseoir dans cette maison, de sourire a la jeune femme et de serrer la main du mari.

Et puis apres… apres… oh! mon Dieu… apres?…

Il avait aime et caresse le premier enfant, l’enfant du bijoutier, jusqu’a la naissance de l’autre, puis il etait demeure impenetrable jusqu’a la mort, puis, son tombeau ferme, sa chair decomposee, son nom efface des noms vivants, tout son etre disparu pour toujours, n’ayant plus rien a menager, a redouter et a cacher, il avait donne toute sa fortune au deuxieme enfant!… Pourquoi?… Cet homme etait intelligent… il avait du comprendre et prevoir qu’il pouvait, qu’il allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant etait a lui. Donc il deshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean n’etait point son fils?

Et soudain un souvenir precis, terrible, traversa l’ame de Pierre. Marechal avait ete blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant un petit portrait miniature vu autrefois, a Paris, sur la cheminee de leur salon, et disparu a present.

ou etait-il? Perdu, ou cache? oh! s’il pouvait le tenir rien qu’une seconde! Sa mere l’avait garde peut-etre dans le tiroir inconnu ou l’on serre les reliques d’amour.

Sa detresse, a cette pensee, devint si dechirante qu’il poussa un gemissement, une de ces courtes plaintes arrachees a la gorge par les douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle n’eut entendu, comme si elle l’eut compris et lui eut repondu, la sirene de la jetee hurla tout pres de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les voix du vent et des vagues, se repandit dans les tenebres sur la mer invisible ensevelie sous les brouillards.

Alors, a travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils s’eleverent de nouveau dans la nuit. Ils etaient effrayants, ces appels pousses par les grands paquebots aveugles.

Puis tout se tut encore.

Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d’etre la, reveille de son cauchemar.

«Je suis fou, pensa-t-il, je soupconne ma mere.» Et un flot d’amour et d’attendrissement, de repentir, de priere et de desolation noya son c?ur. Sa mere! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter? Est-ce que l’ame, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n’etaient pas plus claires que l’eau? Quand on l’avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupconnable? Et c’etait lui, le fils, qui avait doute d’elle! oh! s’il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l’eut embrassee, caressee, comme il se fut agenouille pour demander grace!

Elle aurait trompe son pere, elle?… Son pere! Certes, c’etait un brave homme, honorable et probe en affaires,

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