mais dont l’esprit n’avait jamais franchi l’horizon de sa boutique.

Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douee d’une ame delicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepte comme fiance et comme mari un homme si different d’elle?

Pourquoi chercher? Elle avait epouse comme les fillettes epousent le garcon dote que presentent les parents. Ils s’etaient installes aussitot dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, regnant au comptoir, animee par l’esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacre de l’interet commun qui remplace l’amour et meme l’affection dans la plupart des menages commercants de Paris, s’etait mise a travailler avec toute son intelligence active et fine a la fortune esperee de leur maison. Et sa vie s’etait ecoulee ainsi, uniforme, tranquille, honnete, sans tendresse!…

Sans tendresse?… Etait-il possible qu’une femme n’aimat point? Une femme jeune, jolie, vivant a Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scene, pouvait-elle aller de l’adolescence a la vieillesse sans qu’une fois, seulement, son c?ur fut touche? D’une autre il ne le croirait pas, – pourquoi le croirait- il de sa mere?

Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle differente d’une autre, bien qu’elle fut sa mere?

Elle avait ete jeune, avec toutes les defaillances poetiques qui troublent le c?ur des jeunes etres! Enfermee, emprisonnee dans la boutique a cote d’un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait reve de clairs de lune, de voyages, de baisers donnes dans l’ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, etait entre comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parle comme eux.

Elle l’avait aime. Pourquoi pas? C’etait sa mere! Eh bien! fallait-il etre aveugle et stupide au point de rejeter l’evidence parce qu’il s’agissait de sa mere?

S’etait-elle donnee?… Mais oui, puisque cet homme n’avait pas eu d’autre amie; – mais oui, puisqu’il etait reste fidele a la femme eloignee et vieillie, – mais oui, puisqu’il avait laisse toute sa fortune a son fils, a leur fils! …

Et Pierre se leva, fremissant d’une telle fureur qu’il eut voulu tuer quelqu’un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d’etrangler!

Qui? tout le monde, son pere, son frere, le mort, sa mere!

Il s’elanca pour rentrer. Qu’allait-il faire?

Comme il passait devant une tourelle aupres du mat des signaux, le cri strident de la sirene lui partit dans la figure.

Sa surprise fut si violente qu’il faillit tomber et recula jusqu’au parapet de granit. Il s’y assit, n’ayant plus de force, brise par cette commotion.

Le vapeur qui repondit le premier semblait tout proche et se presentait a l’entree, la maree etant haute.

Pierre se retourna et apercut son ?il rouge, terni de brume.

Puis, sous la clarte diffuse des feux electriques du port, une grande ombre noire se dessina entre les deux jetees. Derriere lui, la voix du veilleur, voix enrouee de vieux capitaine en retraite, criait:

«Le nom du navire?» Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouee aussi, repondit:

«Santa-Lucia.

– Le pays?

– Italie.

– Le port?

– Naples.» Et Pierre devant ses yeux troubles crut apercevoir le panache de feu du Vesuve tandis qu’au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les bosquets d’orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait reve de ces noms familiers, comme s’il en connaissait les paysages! oh! s’il avait pu partir, tout de suite, n’importe ou, et ne jamais revenir, ne jamais ecrire, ne jamais laisser savoir ce qu’il etait devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher dans son lit.

Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des sirenes lui plaisait. Il se releva et se mit a marcher comme un officier qui fait le quart sur un pont.

Un autre navire s’approchait derriere le premier, enorme et mysterieux. C’etait un anglais qui revenait des Indes.

Il en vit venir encore plusieurs, sortant l’un apres l’autre de l’ombre impenetrable. Puis, comme l’humidite du brouillard devenait intolerable, Pierre se remit en route vers la ville.

Il avait si froid qu’il entra dans un cafe de matelots pour boire un grog; et quand l’eau-de-vie poivree et chaude lui eut brule le palais et la gorge, il sentit en lui renaitre un espoir.

Il s’etait trompe, peut-etre? Il la connaissait si bien, sa deraison vagabonde! Il s’etait trompe sans doute? Il avait accumule les preuves ainsi qu’on dresse un requisitoire contre un innocent toujours facile a condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu’il aurait dormi, il penserait tout autrement.

Alors il rentra pour se coucher, et, a force de volonte, il finit par s’assoupir.

– V -

Mais le corps du docteur s’engourdit a peine une heure ou deux dans l’agitation d’un sommeil trouble. Quand il se reveilla, dans l’obscurite de sa chambre chaude et fermee, il ressentit, avant meme que la pensee se fut rallumee en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de l’ame que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte la veille, se soit glisse, durant notre repos, dans notre chair elle-meme, qu’il meurtrit et fatigue comme une fievre. Brusquement le souvenir lui revint, et il s’assit dans son lit.

Alors il recommenca lentement, un a un, tous les raisonnements qui avaient torture son c?ur sur la jetee pendant que criaient les sirenes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine par sa logique, comme par

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