«Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui.» Elle se tourna vers Jean:

«Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne l’attend pas.

– Oui, maman, j’y vais.» Et le jeune homme sortit.

Il monta l’escalier, avec la resolution fievreuse d’un craintif qui va se battre.

Quand il eut heurte la porte, Pierre repondit: «Entrez.» Il entra.

L’autre ecrivait, penche sur sa table.

«Bonjour», dit Jean.

Pierre se leva:

«Bonjour.» Et ils se tendirent la main comme si rien ne s’etait passe.

«Tu ne descends pas dejeuner?

– Mais… c’est que… j’ai beaucoup a travailler.» La voix de l’aine tremblait, et son ?il anxieux demandait au cadet ce qu’il allait faire.

«On t’attend.

– Ah! est-ce que… est-ce que notre mere est en bas?…

– Oui, c’est meme elle qui m’a envoye te chercher.

– Ah, alors… je descends.»

Devant la porte de la salle il hesita a se montrer le premier; puis il l’ouvrit d’un geste saccade, et il apercut son pere et sa mere assis a table, face a face.

Il s’approcha d’elle d’abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, et s’etant penche il lui tendit son front a baiser comme il faisait depuis quelque temps, au lieu de l’embrasser sur les joues comme jadis. Il devina qu’elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les levres sur sa peau, et il se redressa, le c?ur battant, apres ce simulacre de caresse.

Il se demandait: «Que se sont-ils dit, apres mon depart?» Jean repetait avec tendresse «mere» et «chere maman», prenait soin d’elle, la servait et lui versait a boire. Pierre alors comprit qu’ils avaient pleure ensemble, mais il ne put penetrer leur pensee! Jean croyait-il sa mere coupable ou son frere un miserable?

Et tous les reproches qu’il s’etait faits d’avoir dit l’horrible chose l’assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, l’empechant de manger et de parler.

Il etait envahi maintenant par un besoin de fuir intolerable, de quitter cette maison qui n’etait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus a lui que par d’imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur l’heure, n’importe ou, sentant que c’etait fini, qu’il ne pouvait plus rester pres d’eux, qu’il les torturerait toujours malgre lui, rien que par sa presence, et qu’ils lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable supplice.

Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n’ecoutant pas, n’entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frere et prit garde au sens des paroles.

Jean disait:

«Ce sera, parait-il, le plus beau batiment de leur flotte. On parle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois prochain.» Roland s’etonnait:

«Deja! Je croyais qu’il ne serait pas en etat de prendre la mer cet ete. – Pardon; on a pousse les travaux avec ardeur pour que la premiere traversee ait lieu avant l’automne. J’ai passe ce matin aux bureaux de la Compagnie et j’ai cause avec un des administrateurs.

– Ah! ah! lequel?

– M. Marchand, l’ami particulier du president du conseil d’administration.

– Tiens, tu le connais?

– Oui. Et puis j’avais un petit service a lui demander.

– Ah! alors tu me feras visiter en grand detail la Lorraine des qu’elle entrera dans le port, n’est-ce pas?

– Certainement, c’est tres facile!» Jean paraissait hesiter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvable transition. Il reprit:

«En somme, c’est une vie tres acceptable qu’on mene sur ces grands transatlantiques. On passe plus de la moitie des mois a terre dans deux villes superbes, New York et Le Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut meme faire la des connaissances tres agreables et tres utiles pour plus tard, oui, tres utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les economies sur le charbon, peut arriver a vingt-cinq mille francs par an, sinon plus…» Roland fit un «bigre!» suivi d’un sifflement qui temoignaient d’un profond respect pour la somme et pour le capitaine.

Jean reprit:

«Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le medecin a cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, eclairage, chauffage, service, etc., etc. Ce qui equivaut a dix mille au moins, c’est tres beau.» Pierre, qui avait leve les yeux, rencontra ceux de son frere, et le comprit.

Alors, apres une hesitation, il demanda:

«Est-ce tres difficile a obtenir, les places de medecin sur un transatlantique?

– Oui et non. Tout depend des circonstances et des protections.» Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:

«C’est le mois prochain que part la Lorraine?

– Oui, le sept.» Et ils se turent.

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