reconfortant. Soleil entre dans nos carcasses creuses, Remue nos muscles endoloris Et unis nos pensees divisees. C'est une vieille aubade fourmi rousse du centieme millenaire. Deja a l'epoque ils avaient envie de chanter dans leur cervelle au moment du premier contact chaud. Une fois dehors, ils se mettent a se laver avec methode. Ils secretent une salive blanche et en enduisent leurs machoires et leurs pattes.

Ils se brossent. C'est tout un ceremonial immuable. D'abord les yeux. Les mille trois cents petits hublots qui forment chaque ?il spherique sont depoussieres, humectes, seches. Ils operent de meme pour les antennes, les membres inferieurs, les membres moyens, s membres superieurs. Pour finir, ils astiquent leurs belles cuirasses rousses jusqu'a ce qu'elles etincellent comme des gouttes de feu.

Parmi les douze fourmis eveillees figure un male reproducteur. Il est un peu plus petit que la moyenne de la population belokanienne. Il a des mandibules etroites et il est programme pour ne pas vivre plus de quelques mois, mais il est aussi pourvu d'avantages inconnus de ses congeneres. Premier privilege de sa caste: en tant que sexue, il possede cinq yeux. Deux gros yeux globuleux qui lui donnent une large vision a 180°. Plus trois petits ocelles places en triangle sur le front. Ces yeux surnumeraires sont en fait des capteurs infrarouges qui lui permettent de detecter a distance n'importe quelle source de chaleur, meme dans l'obscurite la plus totale. Une telle caracteristique s'avere d'autant plus precieuse que la plupart des habitants des grandes cites de ce cent millieme millenaire sont devenus completement aveugles a force de passer toute leur existence sous erre. Mais il n'a pas que cette particularite. Il possede aussi (comme les femelles) des ailes qui lui permettront un jour de voler pour faire l'amour.

Son thorax est protege par une plaque bouclier speciale: le mesotonum. Ses antennes sont plus longues et plus sensibles que celles des autres habitants. Ce jeune male reproducteur reste un long moment sur le dome, a se gaver de soleil. Puis, lorsqu'il est bien rechauffe, il rentre dans la cite. Il fait temporairement partie de la caste des fourmis «messageres thermiques».

Il circule dans les couloirs du troisieme etage inferieur. Ici, tout le monde dort encore profondement. Les corps geles sont figes. Les antennes sont a l'abandon. Les fourmis revent encore.

Le jeune male avance sa patte vers une ouvriere qu'il veut eveiller de la chaleur de son corps. Le contact tiede provoque une agreable decharge electrique.

Un pas de souris se fit entendre des le deuxieme coup de sonnette. La porte s'ouvrit, avec un temps d'arret quand Grand-mere Augusta en retira la chaine de surete. Depuis la mort de ses deux enfants, elle vivait recluse dans ce petit trente metres carres, ressassant les souvenirs anciens. Cela ne pouvait lui faire du bien, mais n'avait en rien altere sa gentillesse.

— Je sais que c'est ridicule, mais prends les patins. J'ai cire le parquet. Jonathan obtempera. Elle se mit a trotter devant lui, le guidant vers un salon dont les nombreux meubles etaient recouverts de housses. Se posant au bord du grand canape, Jonathan echoua dans son desir de ne pas faire grincer le plastique.

— Je suis si contente que tu sois venu… Tu ne me croiras peut-etre pas, mais j'avais l'intention de fappeler ces jours-ci.

— Ah oui?

— Figure-toi qu'Edmond m'avait remis quelque chose pour toi. Une lettre. Il m'avait dit: Si je meurs, il faudra que tu donnes a tout prix cette lettre a Jonathan.

— Une lettre?

— Une lettre, oui, une lettre… Mmh, je ne sais plus ou je l'ai mise. Attends une seconde… Il me donne la lettre, je lui dis que je vais la ranger, je la mets dans une boite. Ce doit etre une des boites en fer-blanc du grand placard.

Elle commenca a jouer des patins, mais stoppa au troisieme pas glisse.

— Voyons, suis-je bete! Comme je te recois! Tu prendras bien une petite verveine?

— Volontiers.

Elle s'enfonca dans la cuisine et y remua des casseroles.

— Donne-moi un peu de tes nouvelles, Jonathan! lanca-t-elle.

— Heu, ca va pas terrible. J'ai ete licencie de mon travail.

Grand-mere passa un instant sa tete de souris blanche a la porte, puis reapparut tout entiere, l'air grave, empaquetee dans un long tablier bleu.

— Ils t'ont renvoye? -Oui.

— Pourquoi?

— Tu sais, la serrurerie est un milieu special. Notre societe, «SOS Serrure», fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans tous les quartiers de Paris. Or, depuis que l'un de mes collegues s'est fait agresser, j'ai refuse de me deplacer le soir dans les quartiers louches. Alors, ils m'ont vire.

— Tu as bien agi. Mieux vaut etre chomeur et en bonne sante que le contraire.

— En plus je ne m'entendais pas tres bien avec mon chef.

— Et tes experiences de communautes utopiques? De mon temps on appelait ca les communautes New Age. (Elle rit sous cape, elle prononcait «nouillage».)

J'ai laisse tombe apres l'echec de la ferme des Pyrenees. Lucie en avait marre de faire la cuisine et la vaisselle pour tout le monde. Il y avait des parasites parmi nous. On s'est faches. Maintenant je vis juste avec Lucie et Nicolas… Et toi, Grand-mere, comment vas-tu?

— Moi? J'existe. C'est deja une occupation de chaque instant.

— Veinarde! Toi tu as vecu le passage du millenaire…

— Oh! tu sais, ce qui me frappe le plus c'est que rien n'a change. Avant, lorsque j'etais toute jeunette, on se disait qu'apres le passage du millenaire il se produirait des choses extraordinaires, et tu vois, rien n'a evolue. Il y a toujours des vieux dans la solitude, toujours des chomeurs, toujours des voitures qui font de la fumee. Meme les idees n'ont pas bouge. Regarde, l'annee derniere on a redecouvert le surrealisme, l'annee d'avant le rock'n'roll, et les journaux annoncent deja le grand retour des minijupes pour cet ete. Si ca continue on va bientot ressortir les vieilles idees du debut du siecle precedent: le communisme, la psychanalyse et la relativite… Jonathan sourit.

— Il y a quand meme eu quelques progres: la duree de vie moyenne de l'homme a augmente, ainsi que le nombre de divorces, le niveau de pollution de l'air, la longueur des lignes de metro…

— La belle affaire. Moi, je croyais qu'on aurait tous nos avions personnels et qu'on decollerait depuis le balcon… Tu sais, quand j'etais jeune, les gens avaient peur de la guerre atomique. C'etait une peur formidable. Mourir a cent ans dans le brasier d'un gigantesque champignon nucleaire, mourir avec la planete… ca avait tout de meme de la gueule. Au lieu de quoi, je vais mourir comme une vieille pomme de terre pourrie. Et tout le monde s'en foutra.

— Mais non, Grand-mere, mais non. Elle s'essuya le front.

— Et en plus il fait chaud, toujours plus chaud. De mon temps il ne faisait pas aussi chaud. On avait de vrais hivers et de vrais etes. Maintenant la canicule commence des mars.

Elle repartit dans sa cuisine, y sautant pour attraper avec une dexterite peu commune tous les instruments necessaires a la confection d'une vraie bonne verveine. Apres qu'elle eut craque une allumette et qu'on entendit le bruit du gaz souffler dans les antiques tuyeres de sa cuisiniere, elle revint beaucoup plus detendue.

— Mais au fait, tu as du venir pour une raison precise. On ne vient pas voir les vieux comme ca de nos jours.

— Ne sois pas cynique, Grand-mere.

— Je ne suis pas cynique, je sais dans quel monde je vis, voila tout. Allons, assez de simagrees, dis-moi ce qui t'amene.

— J'aimerais que tu me parles de «lui». Il me legue son appartement et je ne le connais meme pas…

— Edmond? Tu ne te rappelles pas Edmond? Pourtant, il aimait bien te faire l'avion quand tu etais petit. Je me souviens meme qu'une fois…

— Oui, ca je m'en souviens aussi, mais en dehors de cette anecdote, c'est le neant. Elle s'installa dans un grand fauteuil en faisant attention a ne pas trop froisser la housse.

— Edmond, c'est, hum, c'etait un personnage. Deja tout jeune, ton oncle me causait bien du tracas. Etre sa mere n'etait pas une sinecure. Tiens, par exemple il cassait systematiquement tous ses jouets pour les demonter, plus rarement pour les remonter.

Et s'il n'avait casse que ses jouets! Il decortiquait tout: horloge, tourne-disque, brosse a dents electrique. Une fois, il a meme demonte le refrigerateur. Comme pour confirmer ses dires l'antique pendule du salon se mit a

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