Plus elles descendent, plus elles percoivent le gloussement discret d'une rigole. C'est la source d'eau chaude. Elle fume en degageant une forte odeur de soufre.

Les fourmis s'abreuvent.

A un moment, elles reperent un drole d'animal: on dirait une boule avec des pattes. En fait c'est un scarabee geotrupe en train de pousser une sphere de bouse et de sable a l'interieur de laquelle il a calfeutre ses ?ufs. Tel un Atlas de legende, il supporte son «monde». Quand la pente est favorable, la boule roule toute seule et il la poursuit. Dans le cas contraire, il souffle, glisse et doit souvent aller la rechercher en bas. Surprenant de trouver un scarabee par ici. C'est plutot un animal des zones chaudes…

Les Belokaniennes le laissent passer. De toute facon chair n'est pas tres bonne, et sa carapace le rend trop lourd a transporter. Une silhouette noire detale sur leur gauche, pour se cacher dans une anfractuosite de la roche. Un perce-oreille. Ca, par contre, c'est delicieux. La plus vieille exploratrice est la plus rapide. Elle bascule son abdomen sous son cou, se place en position de tir en s'equilibrant avec les pattes arriere, vise d'instinct et decoche de tres loin une goutte d'acide formique. Le jus corrosif concentre a plus de 40 pour cent fend l'espace. Touche.

Le perce-oreille est foudroye en pleine course. De l'acide concentre a 40 pour cent ce n'est pas du petit-lait. Ca pique deja a 40 pour mille, alors a 40 pour cent, ca degage! L'insecte s'effondre, et toutes se precipitent pour devorer ses chairs brulees. Les exploratrices d'automne ont donne de bonnes pheromones. Le coin parait giboyeux. La chasse sera bonne. Elles descendent dans un puits artesien et terrorisent toutes sortes d'especes souterraines jusqu'alors inconnues. Une chauve-souris tente bien de mettre fin a leur visite, mais elles la font fuir en l'embrumant sous un nuage d'acide formique. Les jours suivants, elles continuent de ratisser la caverne chaude, accumulant les depouilles de petits animaux blancs et les debris de champignons vert clair. Avec leur glande anale elles sement de nouvelles pheromones pistes qui doivent permettre a leurs s?urs de venir chasser ici sans encombre.

La mission a reussi. Le territoire a pousse un bras jusqu'ici, au-dela des broussailles de l'ouest. Lourdement chargees de victuailles, alors qu'elles vont prendre le chemin du retour, elles deposent le drapeau chimique federal. Son parfum claque dans les airs «BEL-OKAN!»

— Vous pouvez repeter?

— Wells, je suis le neveu d'Edmond Wells. La porte s'ouvre sur un grand type de pres de deux metres.

— Monsieur Jason Bragel?… Excusez-moi de vous deranger mais j'aimerais parler de mon oncle avec vous. Je ne l'ai pas connu et ma grand-mere m'a appris que vous etiez son meilleur ami.

— Entrez donc… Que voulez-vous savoir sur Edmond?

— Tout. Je ne l'ai pas connu et je le regrette…

— Mmmmh. Je vois. De toute facon, Edmond etait le genre de types qui sont des mysteres vivants.

— Vous le connaissiez bien?

— Qui peut pretendre connaitre qui que ce soit? Disons que nos deux personnes marchaient souvent cote a cote et que ni lui ni moi n'y voyions d'inconvenient.

— Comment vous etes-vous rencontres?

— A la faculte de biologie. Moi, je bossais sur les plantes, et lui sur les bacteries.

— Encore deux mondes paralleles.

— Oui, sauf que le mien est quand meme plus sauvage, rectifia Jason Bragel en designant le fouillis de plantes vertes qui envahissait sa salle a manger. Vous les voyez? Elles sont toutes concurrentes, pretes a s'entretuer pour un trait de lumiere ou pour une goutte d'eau. Des qu'une feuille est a l'ombre, la plante l'abandonne et les feuilles voisines poussent plus largement. Les vegetaux, c'est vraiment un monde sans pitie…

— Et les bacteries d'Edmond?

— Lui-meme declarait qu'il ne faisait qu'etudier ses ancetres. Disons qu'il remontait un peu plus haut que la normale dans son arbre genealogique…

— Pourquoi les bacteries? Pourquoi pas les singes ou les poissons?

— Il voulait comprendre la cellule a son stade le plus primaire. Pour lui, l'homme n'etant qu'un conglomerat de cellules, il fallait comprendre a fond la «psychologie» d'une cellule pour deduire le fonctionnement de l'ensemble. «Un gros probleme complexe n'est en fait qu'une reunion de petits problemes simples.» Il a pris cet adage a la lettre.

— Il n'a travaille que sur les bacteries?

— Non, non. C'etait une sorte de mystique, un vrai generaliste, il aurait voulu tout savoir. Il avait aussi ses lubies… par exemple, vouloir controler ses propres battements cardiaques.

— Mais c'est impossible!

— Il parait que certains yogis hindous et tibetains realisent cette prouesse.

— A quoi ca sert?

— Je l'ignore… Lui souhaitait y arriver pour pouvoir se suicider juste en arretant son c?ur avec sa volonte. Il pensait etre ainsi en mesure de sortir du jeu a n'importe quel moment.

— Quel interet?

— Il avait peut-etre peur des douleurs liees a la vieillesse.

— Hum… Et qu'a-t-il fait apres son doctorat de biologie?

— Il est parti travailler dans le prive, une societe produisant des bacteries vivantes pour les yaourts. «Sweetmilk Corporation». Ca a bien marche pour lui. Il a decouvert une bacterie capable non seulement de developper un gout mais aussi un parfum! Il a eu le prix de la meilleure invention de l'annee 63, pour ca…

— Et puis?

— Et puis il s'est marie avec une Chinoise. Ling Mi. Une fille douce, rieuse. Lui, le ronchon, s'est immediatement adouci. Il etait tres amoureux. A partir de ce moment, je l'ai vu plus rarement. C'est classique.

— J'ai entendu dire qu'il etait parti en Afrique.

— Oui, mais il est parti apres.

— Apres quoi?

— Apres le drame. Ling Mi etait leucemique. Cancer du sang, ca ne pardonne pas. En trois mois, la vie l'a quittee. Le pauvre… lui qui avait carrement professe que les cellules etaient passionnantes, et les humains negligeables… la lecon etait cruelle. Et il n'avait rien pu faire. Parallelement a ce desastre, il a eu des disputes avec ses collegues de «Sweetmilk Corporation». Il a quitte son travail pour rester prostre dans son appartement. Ling Mi lui avait redonne foi en l'humanite, sa perte le fit rechuter de plus belle dans sa misanthropie.

— Il est parti en Afrique pour oublier Ling Mi?

— Peut-etre. En tout cas, il a surtout voulu cicatriser la plaie en se jetant a corps perdu dans son ?uvre de biologiste. Il a du trouver un autre theme d'etude passionnant. Je ne sais pas exactement ce que c'etait, mais ce n'etait plus les bacteries. Il s'est installe en Afrique probablement parce que ce theme de travail etait plus facile a traiter la-bas. Il m'a envoye une carte postale, il expliquait juste qu'il etait avec une equipe du CNRS, et qu'il bossait avec un certain Pr Rosenfeld. Je ne connais pas ce monsieur.

— Vous avez revu Edmond par la suite?

— Oui, une fois par hasard, aux Champs-Elysees. Nous avons un peu discute. Il avait manifestement repris gout a la vie. Mais il est reste tres evasif, il a elude toutes mes questions un peu professionnelles.

— Il parait aussi qu'il ecrivait une encyclopedie.

– Ca, c'est plus ancien. C'etait son grand truc. Reunir toutes ses connaissances dans un ouvrage.

— Vous l'avez deja vu?

— Non. Et je ne crois pas qu'il l'ait jamais montre a que ce soit. Connaissant Edmond, il a du le cacher au fin fond de l'Alaska avec un dragon cracheur de feu pour le proteger. C'etait son cote «grand sorcier». Jonathan se disposait a prendre conge.

— Ah! encore une question: vous savez comment faire quatre triangles equilateraux avec six allumettes?

— Evidemment. C'etait son test d'intelligence prefere.

— Alors, quelle est la solution? Jason eclata d'un grand rire.

— Alors ca, je ne vous la donnerai surement pas! Comme disait Edmond: «C'est a chacun de trouver seul

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