— Tu plaisantes? a ri ma mere.

J'ai insiste:

— Tu t'es bien fait operer, toi. Tes «rides», ta «culotte de cheval»…

Il y a eu un silence. Maman a hesite puis elle a declare:

— Tres bien, tu entreras dans l'histoire comme ayant ete la fillette la plus precoce en matiere de chirurgie esthetique. Allons-y.

Je me suis retrouvee dans une clinique specialisee avec pour chirurgien le Dr Ambrosio Di Rinaldi, un ancien sculpteur reconverti dans le travail de la chair. On le surnomme le «Michel-Ange du bistouri». Il parait que c'est lui qui a lance la plupart des actrices a la mode et non pas leurs attachees de presse et leurs agents. Les chirurgiens sont les veritables revelateurs de talents. Mais chut, c'est un secret, le grand public n'est pas au courant. Ambrosio est tellement talentueux qu'il est capable d'operer en anticipant sur ma croissance future.

On m'a endormie sur une table et quand je me suis reveillee, mon visage etait couvert de bandages. J'avais hate de voir mon nez, mais il fallait que je patiente quelques jours, le temps que tout se ressoude.

En attendant que les traces de l'operation disparaissent, je suis restee dans ma chambre. J'ai regarde mon film prefere, Cleopatre, avec Liz Taylor. Liz Taylor est la plus belle femme du monde. Quand je serai grande, je serai Liz Taylor. La vraie Cleopatre avait, parait-il, elle aussi, le nez trop long. Peut-etre est-ce la la malediction des gens trop beaux? Mais j'ai un avantage sur elle. A l'epoque de Cleopatre, on n'avait pas encore invente la chirurgie esthetique, meme si on connaissait deja l'art des bandages.

Mon operation du nez n'est qu'une premiere etape dans ma conquete du grand public.

Mon souhait a present, c'est de devenir une star.

54. IGOR. 7 ANS

Depuis sa victoire sur nous, Piotr a accru ses exigences. Il a etendu son racket a tous les dortoirs. Son couteau a cran d'arret lui permet de faire regner sa loi.

A l'atelier, nous travaillons depuis peu a l'empaquetage des cigarettes. Piotr nous a donc ordonne de piquer regulierement un paquet et de le lui remettre. Il a developpe un tel trafic qu'il a reussi a mettre dans le bain plusieurs de nos surveillants adultes.

Piotr s'est entoure d'une garde rapprochee avec des lieutenants qui sement d'autant plus la terreur dans nos rangs qu'ils jouissent de la benediction de nos gardiens. Quand ceux-ci veulent obtenir quoi que ce soit de nous, ils passent par l'intermediaire de Piotr qui sait comment nous contraindre a obtemperer. Il a invente toute une echelle de supplices pour les recalcitrants ou ceux qui rechignent a payer ce qu'il appelle l'«impot piotrien». Cela va des brulures de cigarettes aux estafilades a coups de couteau en passant par les tannees en tout genre.

J'en ai assez de cet endroit. Meme mes amis les trois V, Vassili, Vania et Vladimir, ont fini par se soumettre a l'autorite de Piotr qui exige qu'on le considere comme un «tsarevitch».

Face a son groupe et a son organisation, ma force ne me sert a rien. Que je frappe a peine l'un d'entre eux et tous me tombent sur le rable.

Piotr a elu Vania comme souffre-douleur. Pour un oui ou pour un non, ses acolytes lui infligent gnons et eraflures. On a bien tente de le proteger a l'occasion, mais alors c'est nous qui avons pris la patee et les surveillants n'ont rien fait pour nous proteger.

Vassili a reagi a la situation: «Il faut fuir cet orphelinat d'enfer», a-t-il dit. Nous avons donc decide de creuser le tunnel pour nous evader. Notre dortoir n'est pas tres eloigne du mur d'enceinte. Si tout va bien, on pourra tous les quatre voler librement de nos propres ailes dans un monde sans Piotr, sans ses acolytes et sans nos surveillants.

Ce matin, je suis convoque chez le directeur. Je m'y rends en trainant les pieds et je le trouve en compagnie d'une grande personne en uniforme. Vu la flopee de medailles que le type arbore sur son plastron, ce doit etre un type ultra-important. Le directeur s'adresse a moi d'une voix douce:

— Igor, je suis desole.

— J'ai rien fait, m'sieur, c'est pas moi, dis-je spontanement en pensant qu'ils ont decouvert notre tunnel.

Le directeur fait mine de n'avoir rien entendu.

— Igor, je suis desole car tu vas devoir quitter cet etablissement qui est pour toi, je le sais, comme une famille. Une nouvelle etape s'ouvre devant toi…

— La prison?

— Mais non! se recrie-t-il. L'adoption.

A ce mot, mon c?ur s'accelere. Le directeur precise:

— M. Afanassiev, ici present, a souhaite te rencontrer en vue de t'adopter. Evidemment, tu as ton mot a dire.

M'adopter?

Je considere le bonhomme. Il me sourit avec bonte. Il a l'air gentil. Il a un regard bleu tendre. Et puis toutes ces medailles… Les hommes en uniforme avec plein de medailles m'impressionnent.

Je m'approche. L'homme sent bon. Sans doute que sa femme ne peut pas avoir d'enfants et c'est pour cela qu'ils veulent m'adopter. Mon futur papa me passe un doigt sous le menton.

— Tu verras, tu te plairas chez nous. Ma femme reussit d'excellents gateaux, au chocolat en particulier.

Des gateaux! J'en ai l'eau a la bouche. Ici on n'en a que pour l'anniversaire du president et encore, ce sont des gateaux a la graisse de porc et a la saccharine qui vous laissent un gout ec?urant. Chez ces braves gens, j'en mangerai tous les jours, et au chocolat, en plus. Ah, le chocolat… J'imagine deja ma future nouvelle maman. Une blonde rieuse. Avec de bons gros bras blancs pour petrir la pate.

Je croyais que j'etais trop vieux pour etre adopte.

— M. Afanassiev est colonel dans l'armee de l'air. Il a droit a des derogations. Il ne voulait pas de bebe mais un enfant deja grand et en bonne sante.

Au dortoir, personne n'a voulu croire a mon histoire. Vladimir m'a assene:

— La triste verite, c'est qu'ils nous sortent de cette prison pour nous expedier dans des endroits encore pires.

— Ouais, a rencheri Vania. En plus, ils t'ont avoue que tu avais ete choisi pour ton physique.

Vladimir en rajoute:

— Un colonel de l'armee de l'air… Il y a plein de trafics de jeunes recrues la-bas. C'est connu.

Je m'enquiers:

— Qu'en penses-tu, Vassili?

Vassili hausse les epaules et propose un poker. Je perds la premiere partie. Vassili empoche ma mise et se decide a donner son avis de grand sage:

— Je crois que tu ferais mieux de nous aider a creuser le tunnel.

Au debut, son indifference me desarconne car Vas-sili est toujours de bon conseil, mais cette fois-ci je crois que son egoisme a pris le dessus.

— Vous etes tous jaloux parce que je vais avoir un papa et une maman tandis que vous, vous resterez claquemures ici.

J'ai envie de les planter la, mais je continue le poker. Vladimir encherit de vingt cigarettes, puis… s'adresse a moi sans me regarder:

— On a besoin de toi pour le tunnel.

J'eclate.

— Le tunnel, on n'y arrivera jamais! Dans un an, vous y serez encore!

Bientot, je ne serai plus orphelin. Bientot, j’aurai une vraie famille. Mes copains appartiennent deja au passe. Notre separation sera douloureuse, mais plus tot je couperai mes liens avec les trois V, mieux je me porterai.

Maintenant que j'ai un vrai papa a moi je n'ai plus qu'un v?u: sortir d'ici.

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