plus ca me donne faim. Effet boomerang, apres ma decouverte de la maitrise de mon corps par la gestion de la nourriture, ma carcasse me degoute de plus en plus. Je la considere comme une poubelle que je remplis pour me punir.

J'ai tout le temps quelque chose dans la bouche, un chewing-gum, un bonbon, un bout de reglisse et je rumine.

Des que j'ai pris du poids, les agences de mannequins ont moins insiste pour m'avoir. Il y a meme eu des petits malins pour me proposer des photos apres/ avant qu'on passerait a l'envers dans des publicites avant/apres. On vanterait ainsi les regimes miracles censes m'avoir fait mincir.

Maman me couvre de reproches. Non seulement je ne rapporte plus d'argent mais, en plus, mes agapes coutent cher. Et plus maman me fait la lecon, plus j’ai faim.

Seule source de satisfaction: Jim. Jim est un garcon adorable. Un jour que ma mere me lancait des assiettes a la figure pour me convaincre qu'elle avait raison, j’ai claque la porte soi-disant pour faire une fugue et j'ai rencontre Jim, le voisin d'a cote. Il est etudiant en geographie. Moi, qui en raison de ma carriere precoce de mannequin n'ai pas fait beaucoup d'etudes, ca m'impressionne.

Nous avons longuement parle des pays lointains. Il m'a explique combien le monde est vaste et combien mes problemes sont relativement minimes face a cette immensite, Ca m'a plu. On s'est embrasses sous la lune.

Nous avons fait l'amour une semaine plus tard. C'etait la premiere fois. Ca ne s'est pas tres bien passe.

J'essaie de cesser de manger, mais je n'y parviens pas. Mon combat contre la nourriture est vraiment ardu. Je decide donc d'avaler des laxatifs pour que les aliments ne s'attardent pas dans mon corps. Depuis peu, j'ai meme mis au point une bonne technique pour vomir. Il suffit de s'enfoncer deux doigts au fond de la gorge pour tout regurgiter dans la cuvette des toilettes.

Je demande a Jim s'il me trouve trop grosse.

— J'aime les grosses, repond-il.

Je dis que, dans le temps, avant d'etre grosse, j'etais si belle que j'etais top-model et que j'esperais devenir Miss Univers. Il me retorque que pour lui je suis la plus belle fille de l'univers.

Pour rester dans cette bonne impression, je prefere qu'on ne fasse pas l'amour ce soir-la et nous nous quittons sur un chaste baiser. Cela redouble ma determination. Je vais reprendre mon corps en main. Je serai Miss Univers!

Je persuade maman de me laisser liposucer. C'est encore Ambrosio Di Rinaldi, le Michel-Ange du bistouri, qui se charge de moi. Sous anesthesie locale, j'assiste a tout ce qui se passe. Il m'introduit de grosses canules dans les cuisses puis il active une pompe aspirante. Avec un bruit de moteur diesel, ca crachote du liquide qui se deverse dans des cylindres transparents. Au debut, je suis surprise de ne voir aspirer que du sang et j'ai peur de me retrouver exsangue, mais, peu a peu, le sang s'eclaircit et prend un ton rose avant de devenir franchement rose clair et cremeux. De la chantilly a la grenadine. Ambrosio Di Rinaldi m'explique qu'il doit planter les canules dans des endroits differents afin d'eviter les trous, ce qu'il appelle dans son jargon l'«effet tole ondulee».

Ambrosio est peut-etre tres cher mais, heureusement, il est passe maitre dans l'art d'empecher «la tole ondulee».

Apres la consistance cremeuse, la consistance pateuse. Il m'enleve l'excedent de mes cuisses, ce qui me rejouit d'autant plus que, meme dans ma pire periode anorexique, je maigrissais du haut mais pas assez du bas.

A ma sortie de clinique, Jim m'a apporte des fleurs. Mais maintenant que je suis maigre et belle, pas question de rester avec un type qui aime les grosses!

Je veux etre Miss Univers.

81. IGOR. 17 ANS

Je me plaignais du centre de redressement pour mineurs de Novossibirsk, j'avais tort. L'asile d'alienes de Brest-Litovsk est bien pire.

Au centre, on mangeait des raclures avariees, ici plus de viande du tout. Ca excite les dingues, parait- il.

Au centre de redressement, les matelas pullulaient de punaises. Ici, nous dormons dans des hamacs en chaines inoxydables.

Au centre de redressement, ca empestait la pourriture, ici ca embaume l'ether. La-bas tout etait sale, ici tout est propre.

Je me plaignais d'entendre des cris la nuit au centre de redressement, ici on entend des rires. C'est terrible les rires.

Ici je n'ai qu'un seul voisin de chambree. Alexandrei.

Alexandrei parle tout seul toute la nuit. Il clame que nous allons tous mourir. Que les quatre cavaliers de l'Apocalypse ont selle leurs chevaux. Le fer, le feu, l'eau et la glace nous transperceront et nous paierons pour nos fautes. Puis il s'agenouille pour prier jusqu'a hurler: «Redemption! redemption!» des heures durant en se frappant la poitrine. Soudain, il s'arrete, s'immobilise et braille: «Je vais mouriiiiiiiiir» pendant toute la nuit.

Hier Alexandrei est mort. Je l'ai tue. Je n'avais rien de personnel contre lui. J'ai plutot eu envie de lui rendre service. Je l'ai etrangle avec une chaussette pour le liberer de cette vie dans laquelle il n'avait pas trouve ses marques. Dans son regard, j'ai lu davantage de reconnaissance que de colere.

Apres ca, des infirmiers m'ont traine au quartier d'isolement neurosensoriel. Cette relegation constituait un supplice a l'epoque stalinienne. C'est devenu un debarras pour fous trop difficiles a controler. Les infirmiers affirment qu'apres un mois d'isolement sensoriel, les enfermes ne se souviennent plus de leur nom. Si on les place devant un miroir, ils disent: «Bonjour, monsieur.»

On m'attrape. Je me debats. Ils se mettent a quatre pour me jeter dans une cellule.

— NOOOOOOOONNN!

Clac!

La piece est blanche, sans fenetre. Il n'y a rien. Les murs sont blancs. L'ampoule nue reste allumee jour et nuit, et il n'y a pas d'interrupteur. Aucun bruit. Aucun son. Pas d'autres signes de presence humaine que, toutes les huit heures, l'arrivee d'un brouet beige clair par un guichet. Est-ce vegetal ou animal? Ca ressemble a de la puree et c'est a la fois sucre et sale, un peu comme la nourriture pour animaux de compagnie. Comme c'est toujours le meme plat non identifiable, je ne sais plus s'il s'agit du petit dejeuner, du dejeuner ou du souper.

Je perds la notion du temps. Mon cerveau devient filandreux. Je ne peux meme pas me suicider en me tapant la tete contre les murs car les murs sont matelasses. J'ai essaye malgre tout en retournant ma langue dans ma gorge, mais j'avais toujours un reflexe qui me poussait a tousser pour respirer.

Je me figurais avoir touche le fond. Je m'apercois qu'on peut tomber plus bas encore.

Mais cette fois, meme avec les plus grands efforts d'imagination, je ne vois pas comment ma situation pourrait empirer. Si on me precipitait dans une salle de torture, je retrouverais au moins un peu d'animation, il y aurait des bourreaux avec qui discuter, des machines, des instruments, un decor.

Ici, il n'y a rien.

Rien.

Rien que le visage de maman qui m'apparait tous les matins pour me dire: «Comme tu n'as pas ete gentil, je te garderai enferme dans le placard toute ta vie.»

Je suis moins bien traite qu'un animal. Personne n'oserait enfermer un animal pendant des annees dans une piece blanche insonorisee en continuant a le nourrir. On le laisserait crever, c'est tout. Moi, on me nourrit pour que je ne creve pas et que je pourrisse dans ma tete. Ici on ne soigne pas les fous. On prend des gens normaux et on les rend fous. Peut-etre est-ce un moyen de controler la population?

Il faut que je tienne.

Dans ma tete, j'ai l'impression qu'il y a une sorte d'immense bibliotheque dont les livres sont ejectes et tombent. Il y a des petits livres, quand ils tombent les mots s'echappent et je perds du vocabulaire.

Ensuite, il y a les gros livres des souvenirs de ma vie passee qui tombent. C'etait quoi ma vie avant? Je me

Вы читаете L'Empire des anges
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату