souviens du poker, de Piotr (s'appelait-il Piotr ou Boris?), des trois V (Vassili, Vania… et bon sang, comment il s'appelait le troisieme? le gros, la…). Je m'accroche a ce qui tient. Dans le poker il y a la paire, la double paire, le carre et… (Zut, comment ca s'appelle trois cartes pareilles plus deux cartes pareilles?)
Les idees naissent dans mon esprit puis sautent comme sur un disque raye pour laisser place a d'autres. J'ai l'impression de ne pas pouvoir aller jusqu'au bout d'une seule pensee.
Seule ma mere reste incrustee, comme si elle avait ete gravee au fer rouge dans mon cerveau. Je me rappelle toutes les expressions de son visage le jour ou elle m'a abandonne sur le parvis de l'eglise. Je m'accroche a cette douleur. Merci maman, tu m'auras au moins servi a ca. Ma mere est la derniere preuve de mon identite. C'est par ma colere contre elle que je me definis. Un jour peut-etre j'oublierai mon nom, un jour peut-etre je ne me reconnaitrai plus dans la glace, un jour peut-etre je ne me rappellerai pas tout ce qui s'est passe dans mon enfance, mais je me souviendrai d'elle.
Finalement, un beau matin-apres-midi-soir (s'est-il ecoule une semaine? un mois? un an?), la porte s'ouvre. Je suis convoque chez le directeur de l'etablissement.
En chemin, je savoure les moindres informations livrees a mon cerveau. L'odeur de Javel, la peinture ecaillee des couloirs, les rires qui resonnent au loin, le bruit de mes pas sur un sol dur, les petits bouts de ciel a travers les carreaux grillages, le contact des mains des infirmiers qui me tiennent par les bras alors que ma camisole me les lie dans le dos. Chaque aboiement: «Avance», «Suis-nous», me semble une melodie.
On me pousse dans le bureau du directeur. Un homme en uniforme se tient pres de lui. J'ai l'impression de revivre eternellement cette meme scene, celle ou un policier me sauve sur le parvis de l'eglise, celle ou un colonel de l'armee de l'air vient me chercher a l'orphelinat pour m'offrir une famille. Et celui- ci, que va-t-il me proposer?
Le directeur me regarde avec une mine degoutee. Je pense a ma mere. Peut-etre avait-elle devine ce que je deviendrais et avait-elle voulu m'epargner toutes ces souffrances.
— Nous voulons t'offrir une derniere chance de te racheter. Les combats ont repris en Tchetchenie. Les pertes sont plus importantes que prevu. L'armee a besoin de volontaires pour le front. Le colonel d'infan terie Dukouskoff, ici present, est a la tete des troupes de choc. Tu as donc le choix: rester ici a l'isolement ou opter pour les commandos de premiere ligne.
82. JACQUES. 17 ANS
J'arrive a vendre mes nouvelles a un magazine de science-fiction et obtiens ainsi mon premier pecule grace a mon travail. Pour me recompenser, je pars en vacances sur la cote basque. La, je rencontre Anais.
Anais est une petite brune piquante qui ressemble un peu a Martine, mais avec un visage plus rond. Quand elle rit ou sourit, deux fossettes se creusent dans ses joues.
Avec Anais, nous avons en permanence des crises de fou rire. On ne se dit rien, on se regarde juste et on eclate de rire, sans raison. Notre hilarite constante agace tout le monde et nous rend encore plus complices.
A la rentree, nous nous promettons de nous revoir le plus souvent possible. Mais elle habite Bordeaux, moi Perpignan.
J'ai un gros projet en chantier, un livre qui parle de l'humanite a travers un regard «non humain». C'est un polar dont les heros sont des… rats qui enquetent dans leurs egouts. Bien sur, j'y respecte scrupuleusement toutes les lois qui regissent pour de bon les societes rats. J'ai deja redige une premiere mouture de deux cents pages que j'apporte a Anais pour qu'elle les lise.
Elle lit vite.
— Marrant. Ton personnage principal est un rat avec une touffe de cheveux roux sur la tete.
— Tous les premiers romans comportent une petite part d'autobiographie, dis-je. Or je tiens beaucoup a mes cheveux roux.
— Pourquoi les rats?
J'explique que les rats ne sont qu'un pretexte, qu'il
s'agit d'une reflexion globale sur la vie en groupe. Je suis en quete d'une formule de societe ideale ou chacun se sentirait bien. Dans une nouvelle, autrefois, j'avais choisi pour heros deux globules blancs que j'avais introduits dans la societe ideale du corps humain. Maintenant, a contrario, je veux montrer comment fonctionne une societe feroce. Les rats sont un exemple de societe efficace, mais completement depourvue de compassion. Ils eliminent systematiquement les faibles, les malades, les vieux, les enfants che-tifs. La competition est permanente et c'est a qui sera le plus fort. En ecrivant sur ce monde meconnu, j'espere que mes lecteurs prendront conscience de la part de «rat» en eux.
A ma visite suivante, Anais me presente a ses parents. L'appartement familial est impressionnant. Tableaux de maitres, meubles anciens, bibelots de prix, je n'ai encore jamais vu un tel etalage de luxe. Son pere est dentiste, sa mere est dentiste et, visiblement, ca marche bien pour eux. Anais veut aussi etudier pour etre dentiste. Il n'y a que son petit frere qui n'ait pas encore decide de son avenir. Il parle de devenir informaticien, mais ca m'etonnerait qu'il persevere. Ou alors il finira en informaticien specialise dans les logiciels de dentisterie.
Toute la famille exhibe de belles dents blanches. Nous dinons et le pere me demande ce que je compte faire dans la vie. Je dis que je veux devenir ecrivain.
– Ecrivain… mais pourquoi ne pas vous lancer dans une profession plus… normale?
Je reponds que l'ecriture est ma passion et que je prefere gagner moins et exercer un metier qui m'amuse. Mais le pere d'Anais ne rit pas. Et Anais non plus.
Apres le repas, le pere m'interroge sur le metier de mes parents. Libraires. Le pere d'Anais hoche la tete et evoque ses ecrivains preferes: Celine, Marguerite Duras… J'avoue avoir deja feuillete des ouvrages de Duras et de Celine et m'etre plutot ennuye.
La, j'aurais du remarquer que la mere froncait les sourcils. Anais m'adresse de petits signes que je ne percois pas a temps.
Son pere me demande ce que j'apprecie comme litterature. Je cite Poe et Kafka, et il pousse un: «Ah! oui, je vois» a partir duquel j'aurais mieux fait de me taire au lieu d'enchainer sur les merveilles du fantastique, du polar et de la science-fiction.
Il reconnait n'avoir jamais ouvert ce type d'ouvrages. La, je sens enfin que quelque chose cloche et, desireux de me montrer conciliant, je conclus:
— Oh, et puis, apres tout, il n'existe que deux sortes de livres, les bons et les mauvais.
Tout le monde se tait et fixe les assiettes.
Dans un grand mouvement de jupe, la mere se leve et va chercher les desserts.
Ensuite, comme Anais lui a declare que j'etais aussi un as en matiere d'echecs, le pere insiste pour que nous fassions une partie. Avec modestie, il proclame n'etre qu'un simple joueur du dimanche.
Je gagne en quatre coups, en faisant le «coup du berger» que m'a enseigne Martine. Le pere ne souhaite pas de revanche.
Depuis cette soiree, avec Anais, nous nous voyons moins souvent. Elle m'avoue un jour que son pere ne l'imagine pas mariee a un «saltimbanque».
Fin de l'idylle.
Je contemple mes photos d'Anais. Sur chaque cliche, elle rit. Simplement, j'ai eu tort d'accepter de rencontrer ses parents.
Pour oublier mes preoccupations d'humain, je me precipite dans l'ecriture et m'acharne a comprendre ce que peut penser un rat dans sa vie de tous les jours.
83. ENCYCLOPEDIE
POINT DE VUE:
Blague: «C'est l'histoire d'un type qui va chez son medecin. Il porte un chapeau haut de forme. Il