— Nous avons tous les quatre lu et compris le
— J’etais incertain. Ma traduction etait-elle correcte ? Comprendrait-il mon choix des mots ? — Comme Receptacle, achevai-je.
— Comme Receptacle, repeta frater Antony.
— Comme Receptacle. Comme Receptacle. Comme Receptacle, repeterent les fraters en ch?ur.
La scene s’etait transformee en opera ! Soudain, j’etais devenu le tenor de
Frater Antony parla :
— Vous etes tous quatre au courant des conditions imposees par le Neuvieme Mystere ?
— Oui, repondis-je. Frater Antony attendit. Il finit par recevoir un oui timide de Ned, puis d’Oliver, puis de Timothy, un peu plus reticent.
— Vous ne vous presentez donc pas devant cette Epreuve dans un esprit frivole, et vous en connaissez les perils aussi bien que les recompenses. Vous vous proposez pleinement et sans restrictions interieures ? Vous etes venus jusqu’ici pour prendre part a un sacrement, et non pour jouer un jeu. Vous vous livrez entierement a la Fraternite, et particulierement aux Gardiens. Ces choses sont-elles bien comprises ?
— Oui, acquiescames-nous timidement l’un apres l’autre.
— Approchez-vous de moi. Mettez la main sur mon masque. — Nous touchames, delicatement, comme si nous redoutions une decharge d’electricite, la froide pierre grise. « Voila bien des annees qu’un Receptacle ne s’est pas presente parmi nous », dit frater Antony. « Nous apprecions votre presence et vous sommes reconnaissants d’etre venus parmi nous. Mais je dois vous avertir maintenant, au cas ou vos motifs ne seraient pas suffisamment serieux, que vous ne pouvez plus quitter le monastere jusqu’a la fin de votre initiation. Le secret est notre regle. Une fois l’Epreuve commencee, vos vies sont entre nos mains et nous interdisons tout depart de ces lieux. C’est le Dix-Neuvieme Mystere, dont vous ne pouvez pas etre au courant : si l’un de vous s’en va, les trois autres nous abandonnent leur vie. Est-ce bien clair ? Nous ne pouvons plus accepter de revirement. Chacun de vous sera le gardien des trois autres, et vous saurez que s’il y a un renegat parmi vous, les autres periront inevitablement. C’est votre derniere chance de vous retirer. Si vous jugez les conditions trop astreignantes, otez votre main de mon masque et nous vous laisserons partir en paix tous les quatre. »
J’eus un moment de flottement. Je ne m’etais pas attendu a ca : la peine de mort si nous n’arrivions pas au bout de l’Epreuve ! Parlaient-ils serieusement ? Et si nous nous apercevions au bout de deux jours qu’ils n’avaient rien de serieux a nous donner ? Nous etions obliges de rester des mois et des mois, jusqu’a ce qu’ils nous disent que l’Epreuve etait terminee et que nous etions libres. Le marche semblait impossible. Je faillis retirer ma main. Mais je me rappelai que j’etais venu jusqu’ici pour accomplir un acte de foi, et que je renoncais a une vie sans signification dans l’espoir d’en gagner une autre qui fut pleine de signification. Oui, je me livre a vous, frater Antony, sans restriction. Et, de toute facon, qu’est-ce que ces petits hommes pourraient bien nous faire si nous decidions de partir ? Il fallait prendre cela comme une partie du rituel theatral, comme le masque et les reponses en ch?ur. Ainsi reussis-je a me convaincre. Ned aussi semblait avoir des doutes. Je vis ses doigts se relacher momentanement, mais ils resterent. La main d’Oliver n’avait pas tremble un seul instant. C’etait Timothy qui semblait le plus hesitant : il plissa les sourcils, nous regarda et regarda frater Antony, eut un acces de transpiration, leva en fait ses doigts l’espace de deux ou trois secondes, puis, avec un geste qui envoyait tout au diable, agrippa de nouveau le masque avec tant de vehemence que frater Antony faillit perdre l’equilibre sous l’impact. Voila. Nous etions lies. Frater Antony ota son masque.
— Vous dinerez avec nous ce soir, dit-il. Et demain nous commencerons.
XXVI
OLIVER
Ainsi, nous y sommes ; et c’est reel ; et ils nous prennent comme candidats. La vie eternelle nous t’offrons. Au moins un point d’etabli. C’est reel. Mais l’est-ce bien ? Vous allez a l’eglise fidelement tous les dimanches et vous faites vos prieres, et vous menez une vie sans reproche et vous mettez deux sous dans le plateau, et on vous dit : vous irez au ciel et vous vivrez eternellement parmi les anges et les apotres, mais est-ce qu’on y va vraiment ? Est-ce qu’il y a un paradis ? Et des anges, et des apotres ? A quoi sert d’aller sagement a l’eglise si le marche est un marche de dupes ? Il existe donc reellement un monastere des Cranes, et une Fraternite des Cranes, et des Gardiens — frater Antony en est un — et nous sommes un Receptacle, mais qu’est-ce que Ca prouve ? La vie eternelle nous t’offrons ; mais dans quelle mesure est-ce reel ? Si c’etaient des histoires comme celles des anges et des apotres ?
Eli y croit. Ned aussi, semble-t-il. Timothy est amuse, ou Peut-etre irrite, c’est difficile a dire. Et moi ? Et moi ? J’ai l’impression d’etre un somnambule. Je reve tout eveille.
Je suis continuellement en train de me demander, pas juste ici, mais partout ou je vais, si les choses sont reelles, si je connais une experience authentique. Suis-je veritablement en prise avec la realite ? Et si je ne l’etais pas ? Si les sensations que j’eprouve n’etaient que le faible echo de ce que ressentent les autres ? Comment savoir ? Quand je bois du vin, est-ce que je sens tout ce que les autres sentent ? Quand je lis un livre, est-ce que je comprends les mots sur la page, ou est-ce que je crois seulement les comprendre ? Quand je caresse une fille, est-ce que je percois la veritable texture de sa peau ? Parfois, je crois que mes perceptions sont trop faibles. Parfois, je crois que je suis le seul au monde a ne pas ressentir pleinement les choses, mais comment faire pour le savoir ? Comment un daltonien peut-il dire si les couleurs qu’il voit sont justes ou pas ? Parfois, j’ai l’impression de vivre dans un film, de n’etre qu’une ombre sur un ecran, derivant d’episode en episode insane, selon un scenario ecrit par quelqu’un d’autre, un demeure, un chimpanze, un ordinateur fou, et je n’ai pas de profondeur, pas de texture, pas de tangibilite, pas de realite. Rien ne compte ; rien n’est reel. Tout n’est que mise en scene. Et ce sera toujours ainsi pour moi. En ces moments, une espece de desespoir m’etreint, je ne peux plus croire a rien. Les mots eux-memes perdent leur signification pour ne plus etre que des sons creux. Tout devient abstrait, pas juste les mots brumeux comme
Mais nous sommes bien ici. C’est reel. Nous sommes a l’interieur. Ils nous acceptent pour l’initiation.
Tout cela est etabli. C’est reel. Mais « reel » n’est qu’un mot. « Reel » n’est pas reel. Je ne suis plus en prise. Les trois autres, ils peuvent aller au restaurant, et penser qu’ils mordent dans un bifteck bien saignant ; moi,