capable d’affronter la bureaucratie. Et si j’aime une femme ? Je me marie, j’ai des enfants, je vois ma femme se fletrir sous mes yeux, je vois mes enfants vieillir eux aussi pendant que je reste jeune et frais. Probablement, je ne me marierai jamais, ou bien je le ferai pour un temps limite, dix, quinze ans, et ensuite je divorce, meme si je l’aime encore, pour eviter les complications par la suite. On verra. Ou en etais-je ? Ah oui ! en 2100, repartissant genereusement les decennies. Dix ans comme lama au Tibet. Dix ans comme pecheur irlandais, s’ils ont encore du poisson a cette epoque. Douze ans comme membre distingue du Senat des Etats-Unis. Ensuite, je crois que je me lancerai dans la science, le grand secteur neglige de ma vie. J’y arriverai bien, en consacrant la patience et l’application voulues. La physique, les maths, tout ce qu’il faudra. Je donne quarante ans pour la science, j’ai l’intention de rejoindre Einstein et Newton, une carriere entiere ou je mettrai le meilleur de mes possibilites intellectuelles. Et ensuite ? Je pourrais retourner au monastere des Cranes, je suppose, pour voir ce que sont devenus frater Antony et les autres. Cinq ans dans le desert. Et puis de nouveau dans le monde. Et quel monde ce sera ! Il y aura des dizaines de nouvelles carrieres possibles, des choses qu’on n’a pas encore commence a inventer aujourd’hui. Je passerai dix ans comme expert en dematerialisation ; quinze en levitation polyvalente ; douze comme courtier en symptomes. Et ensuite ? Et ensuite ? Ensuite, on recommence. Les possibilites sont infinies. Mais je ferais mieux de tenir Oliver et Timothy a l’?il, et peut-etre Ned, meme, a cause de ce trois fois putain de Neuvieme Mystere. Si mes copains doivent m’immoler, disons vendredi prochain, ca fait pas mal de plans qui vont tomber a l’eau.
XXVIII
NED
Les fraters sont amoureux de nous. Il n’y a pas d’autre terme qui convient. Ils s’efforcent d’etre hermetiques, solennels, impenetrables, distants, mais ils ne peuvent pas dissimuler la simple joie que leur procure notre presence. Nous les rajeunissons. Nous les avons sauves d’une eternite de labeur a repetition. Voila des eres qu’ils n’ont pas eu de novices, de sang jeune avec eux. Toujours la meme societe fermee de fraters, quinze en tout, faisant leurs devotions, travaillant dans les champs, executant les corvees. Et maintenant qu’ils ont a nous faire subir le rituel de l’initiation, c’est une chose nouvelle pour eux, et ils nous sont reconnaissants d’etre venus.
Tout le monde participe a notre illumination. Frater Antony preside a nos meditations et a nos exercices spirituels. Frater Bernard nous fait faire les exercices physiques. Frater Claude, le frere cuisinier, supervise notre regime. Frater Miklos nous enseigne avec force circonlocutions l’histoire de l’ordre, en nous decrivant le contexte a sa maniere comme toujours ambigue. Frater Javier est le frere confesseur qui nous guidera, d’ici quelques jours, dans la psychotherapie, qui parait etre une partie essentielle du processus entier. Frater Franz, le frere bricoleur, nous indique notre part de bois a couper et d’eau a puiser. Chacun des autres fraters a son role special a jouer, mais nous n’avons pas encore eu l’occasion de les rencontrer tous. Il y a aussi des femmes ici, nous ignorons leur nombre, peut-etre trois ou quatre, peut-etre une douzaine. Nous les voyons de loin de temps en temps, allant de chambre en chambre accomplir leur mission mysterieuse, sans jamais s’arreter, sans jamais nous regarder. Comme les fraters, elles sont toutes habillees de la meme facon, mais portent une robe blanche au lieu d’un pantalon bleu. Celles que j’aie vues ont toutes de longs cheveux bruns et une poitrine bien garnie. Timothy, Eli et Oliver n’ont pas non plus remarque de blondes ou de rousses. Elles se ressemblent etrangement, et c’est la raison pour laquelle j’ai du mal a evaluer leur nombre. Je ne sais jamais dire si celles que je vois sont toujours les memes, ou chaque fois differentes. Le second jour de notre arrivee, Timothy a interroge frater Antony a leur sujet, mais il s’est vu repondre gentiment qu’il etait interdit de poser des questions aux membres de la Fraternite. Nous verrions bien en temps voulu, avait promis frater Antony. En attendant nous devions nous contenter de ce que nous savions.
Notre journee est minutee avec precision. Tout le monde se leve avec le soleil. N’ayant pas de fenetres, nous attendons frater Franz, qui parcourt a l’aube le corridor en tambourinant sur les portes. Le premier acte obligatoire de la journee est un bain. Ensuite, nous allons aux champs faire une heure de travail. Les fraters cultivent toute leur nourriture eux-memes, dans un jardin qui doit faire deux cents metres de long derriere le monastere. Un systeme d’irrigation complexe pompe l’eau de quelque source profonde. Il a du couter une fortune a installer, de meme que le monastere a du couter une fortune et demie a construire, mais je soupconne la Fraternite d’etre immensement riche. Comme Eli nous l’a fait remarquer, n’importe quelle organisation qui pourrait faire fructifier son capital a 5 ou 6 % pendant quatre siecles finirait par posseder des continents entiers. Les fraters cultivent du ble, des herbes et un assortiment de fruits, de baies et de racines comestibles. Je ne connaissais pas le nom d’une grande partie des plantes que nous passions notre temps a soigner avec amour, mais je pense qu’il y avait un bon nombre de varietes exotiques. Le riz, les haricots, le mais et tous les vegetaux « forts », comme l’oignon, sont interdits ici. Le ble, j’ai l’impression, est tout juste tolere, etant juge spirituellement indesirable mais necessaire d’une maniere ou d’une autre. Il est rigoureusement passe cinq fois et moulu dix fois, et requiert des meditations speciales avant d’etre transforme en pain. Les fraters ne mangent pas de viande, et nous non plus tant que nous serons ici. La viande, apparemment, est une source de vibrations destructives. Le sel est entierement banni. Le poivre est hors-la-loi. Ou plutot le poivre noir. Le poivre de Cayenne est permis, et les fraters en raffolent. Ils le consomment d’une infinite de facons, comme les Mexicains : piments frais, piments seches, en poudre ou au vinaigre, et ainsi de suite. L’espece qu’ils cultivent ici est du feu. Eli et moi, qui sommes des amateurs d’epices, en usons liberalement, meme si ca nous amene parfois les larmes aux yeux, mais Timothy et Oliver, habitues a un regime plus delicat, ne peuvent pas s’y faire. Une autre nourriture privilegiee ici, ce sont les ?ufs. Il y a un poulailler a l’arriere du monastere, plein de poules actives. Sous une forme ou sous une autre, les ?ufs apparaissent trois fois par jour au menu. Les fraters distillent aussi une sorte de liqueur d’herbes moyennement alcoolisee sous la direction de frater Maurice, le frater prepose aux alambics.
Quand nous avons fini notre heure de travail aux champs, un gong nous appelle. Nous allons alors dans nos chambres pour prendre un nouveau bain, et c’est l’heure du petit dejeuner. Les repas sont servis dans l’une des pieces a ciel ouvert, sur une elegante table de pierre. Les menus sont elabores selon des principes mysterieux qui ne nous ont pas encore ete reveles. Il semble que la couleur et la consistance de ce que nous mangeons ait autant d’importance que sa valeur nutritionnelle. Nous mangeons des ?ufs, de la soupe, du pain, de la puree de legumes, etc., le tout copieusement assaisonne de piment. En guise de boisson, il y a de l’eau, une espece de biere de froment et, le soir, la liqueur d’herbes, mais rien d’autre. Oliver, mangeur de viande, n’est pas a son affaire. La viande me manquait, au debut, mais maintenant je suis aussi habitue qu’Eli. Timothy grogne et force sur la liqueur. Le troisieme jour au repas de midi, il avait bu trop de biere, et il a tout vomi sur le magnifique sol d’ardoise. Frater Franz a attendu qu’il ait fini, puis, sans dire un mot, lui a tendu une serviette en lui intimant d’avoir a nettoyer tout ca. Il est visible que les fraters ne l’aiment pas. Peut-etre qu’ils en ont peur, car il fait quinze centimetres de plus que le plus grand d’entre eux, et facilement quarante kilos de plus que le plus lourd. Le reste d’entre nous, comme je l’ai deja dit, leur inspire de l’amour, et abstraitement parlant Timothy lui aussi leur inspire de l’amour.
Apres le petit dejeuner, c’est la meditation du matin en compagnie de frater Antony. Il parle peu, juste pour nous donner un contexte spirituel avec le minimum de mots. Nous nous retrouvons dans la deuxieme aile longue du batiment, celle qui fait le pendant du dortoir et qui est consacree uniquement aux fonctions monastiques. Au lieu de chambres, il y a des chapelles, dix-huit en tout, qui correspondent je suppose aux Dix-Huit Mysteres. Elles sont aussi parcimonieusement meublees et aussi puissamment austeres que les autres chambres, et contiennent un nombre epoustouflant de chefs-d’?uvre artistiques. La plupart sont precolombiens, mais quelques sculptures et calices ont un aspect medieval europeen, et il y a certains objets non figuratifs (en ivoire ? en pierre ? en os ?) que je n’arrive pas a situer du tout. Cette aile du batiment possede aussi une grande bibliotheque bourree de volumes, tres rares d’apres l’aspect des rayons. Nous n’avons pas pour le moment l’autorisation de penetrer dans cette piece, bien qu’elle ne soit jamais fermee a cle. Frater Antony nous recoit dans la chapelle la plus proche de l’aile commune. Elle est vide, a l’exception de l’omnipresent masque-tete-de-mort suspendu au mur. Il s’agenouille ; nous nous agenouillons. Il ote de sa poitrine le petit pendentif de jade, lequel, rien d’etonnant a ca, est sculpte en forme de crane, et le pose par terre devant nous comme point focal de nos meditations. En tant que frater superieur, frater Antony est le seul qui possede un pendentif de jade, mais frater Miklos, frater Javier et frater Franz ont droit a des ornements similaires en pierre brune polie — de l’obsidienne, je pense, ou de l’onyx. A eux