J’aimerais foutre le camp d’ici… s’ils voulaient bien m’ouvrir la porte. Un gag est un gag, et peut-etre que ca semblait marrant le mois dernier d’aller se casser le cul dans l’Ouest sur les recommandations d’Eli ; mais, maintenant que je suis la, je ne comprends pas ce qui m’a pris de me fourrer dans ce guepier. Si c’est pour de bon, ce dont je continue de douter, je ne veux rien avoir a faire avec ca. Et si c’est juste une bande de fanatiques beats, ce qui est le plus probable, je ne veux rien avoir a faire avec ca non plus. Ca fait deux heures que je suis la, et ca me suffit largement. Tous ces cranes me portent sur le systeme. Le coup de la porte bouclee, egalement. Et ce vieux mysterieux. O.K., les gars, ca me suffit comme ca. Timothy, fiche le camp d’ici.
XXV
ELI
J’ai beau retourner et retourner dans ma tete ce petit echange de mots avec frater Antony, je n’arrive pas a lui donner un sens. Voulait-il se moquer de moi ? Affectait-il l’ignorance ? Ou une connaissance qu’en fait il n’a pas ? Etait-ce le sourire entendu de l’initie, ou le sourire cretin du bluffeur ?
Il est possible, me disais-je, qu’ils connaissent le
Je pris un bain. Le meilleur de toute ma vie, le bain des bains. J’ai emerge de la vasque splendide pour m’apercevoir que tous mes habits avaient disparu et que ma porte etait fermee a cle. J’enfilai les jeans etroits, rapes, effiloches, qu’ils m’avaient laisses.
— Je suis frater Bernard. Veuillez avoir l’obligeance de m’accompagner.
Le corridor semblait s’allonger au fur et a mesure que nous le traversions. Frater Bernard ouvrait la voie et je le suivais, les yeux figes sur l’arete etrangement saillante de son epine dorsale. Nu-pieds sur le sol de pierre lisse, sensation agreable. Portes mysterieuses en bois somptueux fermees de chaque cote du corridor. Des chambres, des chambres, encore des chambres. Pour un million de dollars d’objets mexicains grotesques sur les murs. Tous les dieux de cauchemar faisaient converger leurs regards sur moi. Les lumieres avaient ete allumees, et une douce lueur jaune etait diffusee par des appliques en forme de crane disposees a intervalles espaces. Une autre touche melodramatique. En approchant de la section anterieure du batiment, la barre du U, je jetai un coup d’?il par-dessus l’epaule droite de frater Bernard et j’entrevis, surpris une silhouette feminine a une quinzaine de metres de moi. Elle sortit de la derniere chambre de cette aile, traversant sans se presser mon champ de vision — elle semblait flotter — puis elle disparut dans la section principale. C’etait une femme de petite taille, frele, qui portait une sorte de mini-jupe collante, arrivant a peine a mi-cuisses, faite d’un tissu blanc plisse. Ses cheveux etaient d’un noir brillant — des cheveux latins — et tombaient largement au-dessous des epaules. Sa peau etait d’un brun soutenu qui contrastait avec la blancheur de sa jupe. Sa poitrine saillait spectaculairement ; je ne pouvais avoir aucun doute sur son sexe, bien que son visage fut difficile a distinguer. J’etais surpris qu’il y ait des s?urs en meme temps que des freres dans ce monastere, mais peut-etre etait-ce une servante, car l’endroit etait d’une proprete impeccable. Je savais qu’il etait inutile de demander a frater Bernard de me renseigner sur elle ; il portait le silence comme d’autres peuvent porter une armure.
Il me fit entrer dans une grande salle a ciel ouvert, a destination apparemment ceremonielle. Ce ne devait pas etre la meme que celle ou frater Antony nous avait accueillis, car je ne voyais aucune trace de trappe conduisant a un tunnel. La fontaine egalement etait de forme differente : plus grande, davantage en forme de tulipe, bien que la statuette d’ou coulait l’eau fut sensiblement la meme que l’autre. A travers les poutres espacees du toit ouvert, on voyait la lumiere oblique d’un apres-midi tres avance : Il faisait chaud, mais pas aussi etouffant que tout a l’heure.
Ned, Oliver et Timothy etaient deja la, chacun vetu du meme pantalon collant, l’air tendu et incertain. Oliver arborait cette expression figee particuliere qu’il n’a que dans ses moments de grande tension. Timothy essayait d’avoir l’air blase, sans y parvenir. Ned me fit un clin d’?il rapide, peut-etre de bienvenue, peut-etre de raillerie.
Il y avait une douzaine de fraters dans la salle.
Ils semblaient tous avoir ete coules dans le meme moule : s’ils n’etaient pas des freres au sens propre du mot, ils etaient au moins des cousins. Aucun d’entre eux ne depassait un metre soixante-dix, et plusieurs avaient un metre soixante ou moins. Tous chauves. Tous trapus. Bronzes. L’air imperissable. Vetus seulement du meme pantalon. L’un d’eux, en qui je crus reconnaitre frater Antony — c’etait bien lui —, portait sur sa poitrine un petit pendentif vert. Trois autres avaient des ornements similaires, mais d’une matiere plus sombre, peut-etre de l’onyx.
La femme que j’avais apercue tout a l’heure n’etait pas presente.
Frater Antony me fit signe d’aller me mettre debout a cote de mes compagnons. Je me placai pres de Ned. Silence. Tension. Une envie soudaine d’eclater de rire, que je reprimai de justesse. Que tout cela etait absurde ! Pour qui ces petits hommes pompeux se prenaient-ils ? Pourquoi cette comedie des cranes, ces confrontations rituelles ? Solennellement, frater Antony nous etudiait, comme s’il nous jugeait. Il n’y avait aucun autre bruit que celui de notre respiration et le ruissellement joyeux de la fontaine. Un peu de musique serieuse en fond sonore, maestro, s’il vous plait.
— Le
— Un vieux manuscrit, repondis-je. Cache et oublie dans une bibliotheque universitaire. Mes etudes… une decouverte accidentelle… la curiosite me l’a fait traduire… Le frater hocha la tete.
— Et ensuite, pour arriver jusqu’a nous ? Comment avez-vous fait ?
— Un article dans un journal. Quelques lignes sur l’imagerie, le symbolisme… nous avons tente notre chance ; de toute facon, nous etions en vacances, et nous sommes venus voir si… si…
— Oui, dit-il. Sans impliquer aucune question. Avec un sourire serein. Il me regardait tranquillement, attendant visiblement que je lui dise le reste. Nous etions quatre. Nous avions lu le
Je declarai, entendant ma propre voix hors de mon corps, comme si elle avait ete enregistree au magnetophone :