Le masque d’equanimite inebranlable de frater Antony glissa l’espace d’un bref instant. Dans ses yeux sombres et enigmatiques, j’entrevis un eclair de… Etait-ce de la surprise, de l’etonnement, de la confusion ? Je ne sais… Mais il se reprit rapidement.

— Vraiment ? fit-il d’une voix aussi ferme que precedemment. Le Livre des Cranes ? Quel etrange nom. Je me demande ce que c’est que ce Livre des Cranes ?

La question etait purement rhetorique. Il m’adressa un sourire brillant et fugace, comme le pinceau d’un phare coupant momentanement un brouillard epais. Mais, a la maniere d’un Pilate enjoue, il ne voulut pas rester pour entendre la reponse. Calmement, il sortit, indiquant d’un geste du doigt que nous devions le suivre.

XXIII

NED

Nous avons de quoi mijoter maintenant, mais au moins ils nous laissent mijoter chacun en prive. Nous avons tous une chambre separee, austere mais agreable et avec suffisamment de confort. Le monastere est beaucoup plus vaste qu’il ne le paraissait de l’exterieur : les deux ailes annexes sont extremement longues, et il y a peut-etre cinquante ou soixante chambres dans le batiment tout entier, sans tenir compte de l’existence possible d’autres installations souterraines. Aucune des chambres que j’ai visitees n’est munie de fenetre. Les pieces centrales, celles que j’intitule les « salles publiques », sont a toit ouvert, mais les cellules laterales ou habitent les fraters sont completement fermees. J’ignore s’il y a un systeme de climatisation, n’ayant vu ni tuyaux ni bouches d’air, mais, quand on passe d’une piece ouverte a une piece fermee, on sent une baisse tres sensible de temperature, de la chaleur du desert au confort d’un motel. L’architecture est simple : pieces nues et rectangulaires, murs et plafonds en gres marron, sans platre, sans moulures ou poutres apparentes ou autres elements decoratifs. Le sol est partout d’ardoise sombre ; il n’y a ni tapis ni moquettes. Les meubles semblent reduits au strict minimum ; ma chambre n’offre rien d’autre qu’une couchette basse faite de rondins et de corde, avec un petit coffre de rangement, superbement faconne dans un bois dur et noir, pour mettre mes habits je pense. La seule chose qui rompt l’austerite ambiante est une fantastique collection de masques et de statuettes bizarres datant de l’epoque precolombienne (je suppose), accroches aux murs ou poses dans des niches : visages terrifiants, angles tourmentes, deploiement luxuriant de monstruosites. Le symbolisme du crane est omnipresent. Je n’ai aucune idee de ce qui a conduit ce journaliste auteur de notre coupure a penser que cet endroit etait habite par des « moines » pratiquant des rites chretiens. L’article faisait etat d’un decor representant « une combinaison de style chretien medieval avec ce qui ressemble a des motifs azteques », mais si l’influence azteque est indiscutable, ou donc a-t-il pu voir une imagerie chretienne ? Je ne vois ni croix, ni vitraux, ni images de saints ou de la Sainte Famille, ni rien de tout le bric-a-brac habituel. Tout ce qu’il y a ici est paien, primitif, prehistorique ; ce pourrait etre un temple dedie a quelque ancien dieu mexicain, ou meme a une divinite du Neanderthal, mais Jesus est tout simplement absent de ces lieux, ou je ne suis pas un Irlandais de Boston. Peut-etre que le raffinement glace et austere qui regne ici a donne au journaliste l’impression qu’il se trouvait dans un monastere medieval — les echos, les suggestions de chant gregorien dans les corridors silencieux — mais sans le symbolisme chretien il ne saurait y avoir de christianisme, et les symboles exhibes ici sont totalement etrangers. L’effet global que produisent ces lieux est un effet d’etrange luxuriance, combinee avec un depouillement stylistique considerable. Ils ont tout fait sur le mode austere, mais une impression de puissance et de grandeur se degage des murs, du sol, des couloirs sans Fin, des pieces nues et des meubles sommaires.

La proprete est un element evidemment tres important ici. Les arrangements sanitaires sont extraordinaires. Il y a des jets d’eau partout dans les salles publiques et les grands halls. Dans ma propre chambre, il y a une large baignoire encastree dans le sol, toute bordee d’ardoise verte et digne d’un maharadjah ou d’un pape de la Renaissance. Quand il m’introduisit dans ma chambre, frater Antony suggera que j’aimerais peut-etre prendre un bain, et sa demande polie paraissait avoir toute la force d’un ordre. Je n’avais pas besoin de me faire prier, d’ailleurs, car la marche a travers le desert m’avait enduit d’une couche de poussiere poisseuse. Je m’accordai un long bain voluptueux dans la baignoire d’ardoise brillante, et, lorsque j’en sortis, je m’apercus que tous mes vetements crasseux, humides, avaient disparu, chaussures et tout. A leur place, je trouvai sur ma couchette une paire de jeans courts d’aspect use mais propres, semblables a ceux que portait frater Antony. Tres bien. La philosophie de ces lieux semble etre : moins il y en a, mieux ca vaut. Adieu chemises et sweaters ; je me contenterai d’un short sur mes reins nus. Nous sommes dans un endroit interessant.

La question du moment, c’est : Est-ce que ces lieux ont un rapport quelconque avec le manuscrit medieval d’Eli et son suppose culte de l’immortalite ? Je crois que oui, mais on ne peut pas encore avoir de certitude. Impossible de ne pas admirer le sens theatral du frater, son ambiguite merveilleuse au moment ou Eli lui a sorti le Livre des Cranes il y a quelques heures, sa replique sonore : « Le Livre des Cranes ? Quel etrange nom. Je me demande ce que c’est que ce Livre des Cranes ?  » Sur quoi il accomplit une sortie rapide, qui lui permet de prendre possession d’un seul coup de tous les aspects de la situation. Est-ce qu’il ne savait vraiment pas ce que c’etait ? Pourquoi, alors, a-t-il paru decontenance, juste l’espace d’une seconde, quand Eli a jete ce nom ? Le foisonnement d’images de cranes en ces lieux est-il une simple coincidence ? Le Livre des Cranes a-t-il ete oublie par ses propres adeptes ? Ou bien le frater est-il en train de jouer avec nous, d’essayer d’introduire l’incertitude dans notre esprit ? L’esthetique de la taquinerie : combien de grand art est bati sur ce principe ! Ainsi, ils vont s’amuser avec nous pendant quelque temps. J’aimerais descendre en discuter avec Eli ; il a l’esprit vif, il sait interpreter rapidement les nuances. Je voudrais savoir si la reponse de frater Antony l’a plonge dans la perplexite. Mais je suppose qu’il faudra que j’attende un peu avant de pouvoir parler a Eli. J’ai l’impression que ma porte est fermee a cle.

XXIV

TIMOTHY

DE plus en plus rocambolesque. Ce corridor d’un kilometre. Ces tetes de morts dans tous les coins, ces masques mexicains. Des visages ecorches vifs et qui s’arrangent pour sourire quand meme, des visages a la langue et aux joues transpercees par des aiguilles, des corps de chair surmontes d’une tete de mort. Charmant. Et ce vieux qui nous parle d’une voix qui pourrait sortir d’une machine. On dirait presque une sorte de robot. Il ne peut pas etre reel, avec sa peau comme du parchemin, son crane nu qui semble n’avoir jamais porte de cheveux, ses yeux luisants — brrr !

Au moins, le bain etait bon. Bien qu’ils m’aient pris toutes mes affaires : mon portefeuille, mes cartes de credit, absolument tout. Ca ne me plait pas tellement, mais je ne vois pas ce qu’ils pourraient faire ici avec mes affaires. Peut-etre qu’ils veulent juste faire la lessive. Je ne vois pas d’inconvenient a porter ces jeans a la place. Un peu serres aux fesses, peut-etre — j’imagine que je suis plus gros que la moyenne de leurs invites — mais, avec cette chaleur, ca ne fait pas de mal de reduire les frusques.

Ce qui m’embete, c’est qu’ils m’aient enferme dans ma chambre. Ca me rappelle trop de films d’epouvante a la tele. Une trappe secrete s’ouvre dans le sol, et le cobra sacre s’avance en sifflant et en dardant sa langue. Ou bien un gaz empoisonne penetre par une ouverture cachee. Bah ! je ne pense pas ca serieusement. Je ne pense pas qu’on nous veuille du mal. Mais ce ne sont pas des choses a faire, enfermer vos hotes a cle. Est-ce que c’est l’heure de quelque priere speciale qu’ils ne veulent pas qu’on interrompe ? Peut-etre. J’attends encore une heure, et puis j’essaie d’enfoncer la porte. Mais elle m’a l’air bien solide, cette putain de lourde.

Pas de television dans ce motel. Pas grand-chose a lire, excepte cette brochure qu’ils ont laissee par terre a cote de mon lit. Mais je l’ai deja lue. Le Livre des Cranes, pas moins. Dactylographie en trois langues : latin, espagnol, anglais. Joyeuse decoration sur la couverture : une tete de mort et des tibias croises. Vive le Jolly Roger ! Mais ca ne m’amuse vraiment pas. A l’interieur, il y a toutes les conneries melodramatiques sur les dix-huit mysteres qu’Eli nous avait deja lues. La traduction est differente, mais le sens reste le meme. Beaucoup d’allusions a la vie eternelle, mais beaucoup d’allusions a la mort aussi. Beaucoup trop.

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