petits, la taille d’un ballon de basket, poses dans le sable a intervalles de cinquante centimetres environ. De l’autre cote de la rangee de cranes, une soixantaine de metres plus loin, se trouvait le monastere des Cranes, tel un sphinx accroupi dans le desert : un batiment sans etage, relativement grand, surmonte d’une terrasse, aux murs de stuc jaune-brun. Sept piliers de pierre blanche decoraient sa facade aveugle. L’effet produit etait d’une simplicite remarquable, rompue seulement par la frise qui courait le long du fronton : des cranes en bas-relief, presentant leur profil gauche. Des joues enfoncees, des narines creuses, des orbites demesurees. Les bouches beaient en des sourires sinistres. Les longues dents pointues, soigneusement profilees, semblaient pretes a se refermer en un claquement feroce. Et les langues — quelle touche sinistre, des cranes avec des langues ! — les langues etaient tordues en d’horribles et elegantes courbes en forme d’S, et pointaient juste au-dela des dents comme le dard fourchu d’un serpent. Il y avait des douzaines de cranes, identiques a un point qui confinait a l’obsession, figes dans une attitude grotesque, l’un a cote de l’autre, jusqu’aux coins visibles du batiment. Ils avaient cette allure de cauchemar que je decele dans la plus grande partie de l’art mexicain precolombien. Ils auraient ete plus a leur place, pensais-je, en bordure de quelque autel sacrificiel ou des couteaux d’obsidienne decoupent a vif le c?ur d’animaux pantelants.

Le batiment etait apparemment en forme d’S, avec deux longues ailes annexes rattachees a la section principale. Je n’apercevais aucune porte. Mais, a une quinzaine de metres de la facade, s’ouvrait la voute d’acces d’un souterrain, isolee au milieu d’un espace libre. Elle beait, sombre et mysterieuse, comme l’entree d’un autre monde. Je realisai immediatement que ce devait etre un passage conduisant au monastere. Je me dirigeai vers la voute et passai la tete a l’interieur. L’obscurite etait complete. Oserions-nous entrer ? Fallait-il attendre que quelqu’un se montre et nous appelle ? Mais personne ne se montra ; et la chaleur etait insupportable. Je sentais la peau de mon nez et de mes joues s’etirer et se boursoufler, devenir rouge et brillante apres une exposition d’une demi-journee au soleil du desert. Nous nous devisageames. Le Neuvieme Mystere embrasait mon esprit, et probablement le leur. Nous allions peut-etre entrer la pour ne plus jamais ressortir. Qui doit mourir, et qui doit vivre ? Malgre moi, je me surprenais a supputer les candidats a l’annihilation, mettant tour a tour mes amis dans la balance, livrant Timothy et Oliver a la mort, puis reconsiderant mon jugement trop hatif, mettant Ned a la place d’Oliver, Oliver a la place de Timothy, Timothy a la place de Ned, moi-meme a la place de Timothy, et ainsi de suite, sans fin, tournant en rond. Ma foi dans la veracite du Livre des Cranes n’avait jamais ete plus intense. L’impression que j’avais de me trouver au bord de l’infini n’avait jamais ete plus forte ni plus terrifiante.

— Allons-y, fis-je d’une voix rauque en faisant quelques pas hesitants en avant. Un escalier de pierre conduisait dans les profondeurs du souterrain. Je descendis un ou deux metres, et je me retrouvai dans un tunnel obscur, assez large mais bas, au plus un metre cinquante de plafond. Il y faisait frais. Lorsque mes yeux se furent un peu habitues a l’obscurite, je distinguai des fragments de decorations sur les murs ; des cranes, des cranes, rien que des cranes. Pas un brin d’imagerie chretienne visible dans ce soi-disant monastere, mais le symbole de la mort etait partout. D’en haut, Ned cria :

— Tu vois quelque chose ?

Je leur decrivis le tunnel et leur demandai de me suivre. Ils arriverent, hesitants, incertains : Ned, Timothy, Oliver. Tete courbee. Je continuai d’avancer. L’air devint plus frais. On ne voyait rien d’autre que la faible clarte mauve de l’entree. J’essayais de compter mes pas. Dix, douze, quinze. Nous devrions deja etre sous le batiment. Brusquement, je me trouvai devant une barriere de pierre polie, un bloc unique qui obstruait totalement le tunnel. Je me rendis compte de sa presence au tout dernier moment, grace a un reflet glace dans l’obscurite quasi totale, et je m’arretai juste avant de me cogner dedans. Un cul-de-sac ? Oui, evidemment, et dans quelques secondes nous entendrions le fracas d’un bloc de vingt tonnes s’ecroulant a l’entree du tunnel, ou nous serions pris au piege, mures, condamnes a perir de faim ou d’asphyxie tandis que des eclats de rire monstrueux resonneraient a nos oreilles. Mais rien de si melodramatique ne se produisit. J’essayai de presser la paume de ma main sur le bloc de pierre froide qui nous barrait la route, et — miracle digne d’Ali Baba — la dalle pivota avec douceur. Elle etait parfaitement equilibree, une simple pression suffisait a l’ouvrir. Ca cadre tout a fait, me dis-je, que nous entrions dans le monastere des Cranes de cette maniere theatrale. Je m’attendais a un ch?ur melancolique de trombones et de cors de bassets, accompagnes de voix de basses entonnant le Requiem a l’envers : Pietatis fons, me salva, gratis salvas salvandos qui, majestatis tremendae rex.

Une issue brillait plus haut. Les genoux ployes, nous nous dirigeames vers elle. Encore des marches. Vers le haut. Nous emergeons, un par un, dans une enorme piece carree aux murs de gres rugueux et pales, sans plafond, seulement une douzaine de poutres epaisses espacees d’un metre environ l’une de l’autre, laissant passer la lumiere du jour et la chaleur ecrasante. Le sol etait en ardoise violette, de texture lisse et brillante. Au milieu de cette sorte de cour se dressait une fontaine de jade vert surmontee par une silhouette humaine d’un metre de haut environ. La tete de la statue etait une tete de mort, et un mince filet d’eau degoulinait de la machoire pour tomber dans le bassin au-dessous. Aux quatre coins de la cour, il y avait des statuettes de pierre de style maya ou azteque, representant des personnages au nez anguleux et busque, aux levres fines et cruelles et aux boucles d’oreilles immenses. Une porte s’ouvrait dans le mur oppose a la sortie du souterrain, et dans l’encadrement de cette porte se tenait un homme, si immobile que je le pris tout d’abord pour une statue egalement. Quand nous fumes tous les quatre dans la cour, il nous dit d’une voix profonde et resonnante :

— Bonjour. Je m’appelle frater Antony.

C’etait un homme trapu et court, pas plus d’un metre soixante, qui ne portait qu’une paire de blue-jeans delaves et coupes a mi-cuisses. Il avait une peau cuivree, presque acajou, qui semblait avoir la texture du cuir tres fin. Son crane large, en coupole, etait completement degarni, sans meme une frange de cheveux sur la nuque. Son cou etait epais et court, ses epaules larges et puissantes, sa poitrine profonde, ses bras et ses jambes muscles. Il donnait une impression de force et de vitalite ecrasante. Son aspect general et ses vibrations de puissance et de competence me rappelaient d’une maniere extraordinaire Picasso : un petit homme solide, hors du temps, capable d’endurer n’importe quoi. Je n’avais aucune idee de l’age qu’il pouvait avoir. Pas jeune, certainement, mais loin d’etre decrepit. Cinquante ? Soixante ? Soixante-dix bien conserves ? L’impossibilite de lui attribuer un age etait ce qu’il y avait de plus deconcertant chez lui. Il semblait intouche par le temps, totalement epargne. C’etait bien la l’idee que je me faisais d’un immortel.

Il sourit chaleureusement, revelant une large denture sans defaut, et declara :

— Je suis seul ici pour vous souhaiter la bienvenue. Nous avons tres peu de visites, et nous n’en attendons aucune. Les autres fraters sont aux champs et ne reviendront pas avant les devotions du soir.

Il parlait un anglais parfait, d’une espece particulierement depourvue de vie et d’intonation : un accent I.B.M. pour ainsi dire. Sa voix etait monotone et musicale, son phrase assure et sans precipitation.

— Veuillez vous considerer comme les bienvenus pour autant de temps qu’il vous plaira de rester. Nous disposons d’installations pour nos invites, et nous vous prions de partager notre retraite. Resterez-vous plus d’un apres-midi ?

Oliver se tourna vers moi. Puis Timothy, puis Ned. C’etait a moi de faire le porte-parole, donc. J’avais un gout d’airain dans la gorge. L’absurdite, l’irrationalite de ce que j’avais a dire me scella les levres. Je sentis mes joues bronzees embrasees de honte. «  Retourne-toi et fuis, retourne-toi et fuis », me criait une voix interieure. « Plonge sous terre et cours, cours, tant qu’il en est encore temps. » Je reussis a emettre une seule syllabe grincante :

— Oui.

— Dans ce cas, je vais vous montrer vos chambres. Voulez-vous me suivre, s’il vous plait ?

Il s’appreta a quitter la cour. Oliver me lanca un regard furieux.

— Dis-lui ! chuchota-t-il d’un ton sifflant.

Dis-lui. Dis-lui. Dis-lui ! Allez, vas-y ! Qu’est-ce qui peut t’arriver ? Au pire, on te rira au nez. Ce ne sera pas nouveau, n’est-ce pas ? Alors, dis-lui. Tout converge vers cet instant, toute ta rhetorique, toutes tes hyperboles autopersuasives, tous tes debats philosophiques, tous les doutes et les contre-doutes. Tu es ici. Tu crois que c’est le bon endroit. Alors, dis-lui, dis-lui, dis-lui !

Frater Antony, entendant le chuchotement d’Oliver, s’arreta et se retourna vers nous :

— Oui ? dit-il d’une voix douce.

Je cherchai confusement mes mots, et finis par trouver les bons :

— Frater Antony, il faut que vous sachiez… que nous avons tous lu le Livre des Cranes…

Voila !

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