Mais Angie avait disparu, remplacee par un joueur de tennis noir.
— Vous croyez vraiment que c’est elle ? C’est une tete animee.
— Une tete ?
— Comme une marionnette, dit une voix derriere elle, et elle pivota pour decouvrir une touffe de cheveux blondasse et un blanc sourire detendu.
— Une marionnette, repeta-t-il, la main levee, en agitant le pouce et l’index, vous savez ?
Le barman abandonna la conversation, et s’eloigna vers l’extremite du comptoir. Le blanc sourire s’elargit.
— Comme ca, elle n’est pas obligee de faire tous ces trucs elle-meme, pas vrai ?
Elle lui retourna son sourire. Mignon, de jolis yeux gris et une aura secrete qui lui renvoyait precisement le signal qu’elle desirait lire. Pas un complet-gris, ce client. Un rien decharne, ca ne lui deplairait pas ce soir, tout comme cette espece de gaiete qui se dessinait sur ses levres et contrastait bizarrement avec les yeux intelligents et vifs.
— Michael.
— Hein ?
— Mon nom : Michael.
— Oh. Mona. Moi, c’est Mona.
— Et vous venez d’ou, Mona ?
— De Floride.
Lanette ne lui aurait-elle pas dit : Vas-y, fonce ?
Eddy detestait les foules artistes : ces gens-la n’achetaient pas ce qu’il avait a vendre. Il aurait deteste encore plus Michael parce que Michael avait un boulot et que son loft etait en copropriete. Son appartement etait plus petit que l’idee qu’elle se faisait d’un loft. L’immeuble etait ancien, une usine ou Dieu sait quoi ; certains des murs etaient en brique sablee et les plafonds en bois a poutres apparentes. Mais l’ensemble avait ete subdivise en appartements comme celui de Michael, une chambre guere plus grande que celle de l’hotel, avec la zone repos d’un cote et le coin-cuisine-salle de bains de l’autre. Il etait toutefois situe au dernier etage, de sorte que le plafond etait presque entierement forme d’une verriere ; peut-etre cela en faisait-il un loft. Un grand paravent de papier rouge etait tendu a l’horizontale sous la verriere, accroche par des cordes et des poulies, comme un immense cerf-volant. Il regnait dans la piece un certain desordre mais les objets epars semblaient tous neufs : des chaises en fil de fer blanc, avec une assise en lanieres de plastique transparent, une pile de mediamodules, un poste de travail et un divan en cuir argent.
Ils commencerent sur le divan mais elle n’en aimait pas la matiere qui lui collait a la peau aussi passerent- ils sur le lit, derriere, dans son alcove.
C’est a ce moment-la qu’elle vit le materiel d’enregistrement, l’equipement de stim range sur des etageres blanches le long du mur. Mais le wiz venait de frapper a nouveau et puis, de toute facon, quand on avait decide de se lancer, autant y aller a fond. Il lui enfila le capteur, un collier en caoutchouc noir muni de doigts termines par des trodes qui lui pressaient la nuque. Sans fil, elle savait que ce n’etait pas donne.
Pendant qu’il coiffait son propre capteur et reglait ses appareils sur les murs, il parla de son boulot : il bossait pour une boite de Memphis qui inventait des noms pour les societes. En ce moment precis, ils etaient en train de reflechir a un nouveau nom pour une firme appelee Cathode Cathay. Ils en avaient vachement besoin, dit- il en riant, mais il ajouta aussitot que ce n’etait pas facile. Parce qu’il y avait deja tellement de societes que tous les noms valables avaient ete pris. Il avait un ordinateur qui connaissait tous les noms de toutes les societes, et un autre qui inventait des mots qui pouvaient servir de noms, et un troisieme enfin pour verifier que les noms trouves ne voulaient pas dire « tete de n?ud » ou Dieu sait trop quoi en chinois ou en finnois. Mais la boite ou il bossait ne se contentait pas de vendre des noms. Ils vendaient ce qu’ils appelaient une image, de sorte qu’il etait oblige de travailler avec tout un tas d’autres gens pour s’assurer que le nom auquel il avait abouti s’accordait avec l’image d’ensemble de la societe.
Puis il coucha avec elle et ce ne fut pas vraiment super, comme si le plaisir etait parti. Elle aurait aussi bien pu se trouver avec un client, allongee comme ca a se dire qu’il etait en train d’enregistrer le tout, pour pouvoir se le repasser quand il voudrait, et d’ailleurs, combien deja en avait-il en stock ?
Apres, elle resta etendue pres de lui, a l’ecouter respirer, jusqu’a ce que le wiz se mette a tournoyer en petits cercles etroits a la base de son crane, lui repetant interminablement la meme sequence d’images sans suite : le sac en plastique ou elle rangeait ses affaires en Floride, avec son n?ud en fil pour empecher les bestioles d’entrer ; le vieux, installe a sa table en agglo, en train d’eplucher une pomme de terre avec un couteau de boucher use jusqu’a un moignon pas plus long que son pouce ; un stand de krill a Cleveland en forme de crevette ou de Dieu sait quoi, avec l’arc des plaques dorsales en feuilles de metal et de plastique transparent peintes en rose et orange ; le predicateur qu’elle avait vu quand elle etait sortie acheter ses nouveaux habits, lui et son jesus pale et flou. Chaque fois que le predicateur apparaissait, il s’appretait a dire quelque chose, mais il n’y parvenait jamais. Elle savait que cela ne cesserait que si elle se levait et s’occupait l’esprit. Elle rampa hors du lit et contempla Michael a la lueur grise de la verriere.
Alors, elle regagna le sejour et enfila sa robe parce qu’il faisait froid. Elle s’assit sur le divan argent. Le paravent rouge teintait de rose le gris de la verriere, a mesure que venait le jour. Elle se demanda combien pouvait couter ce genre d’appartement.
Maintenant qu’elle ne l’avait plus sous les yeux, elle avait du mal a se rappeler a quoi il ressemblait.
La lumiere gris-rose envahissait la piece, s’y accumulait, commencait a se figer dans les angles. Quelque chose ici lui rappelait Lanette et ses recits de surdose. Parfois, des gens faisaient une surdose chez les autres, et le plus simple etait encore de les balancer par la fenetre, de sorte que les flics ne pouvaient pas savoir d’ou ils venaient.
Mais elle n’allait pas se mettre a penser a ca ; elle se rendit dans la cuisine, ouvrit le frigo et les placards. Il y avait un sachet de cafe en grains au congelateur, mais le wiz plus le cafe vous flanquaient la tremblote. Il y avait tout un tas de petits sachets avec des etiquettes en japonais, des trucs lyophilises. Elle trouva une boite de the en sachets et decapsula une des bouteilles d’eau du frigo. Elle en versa un peu dans une casserole et tripota les boutons de la plaque chauffante jusqu’a ce qu’elle reussisse a l’allumer. Les elements etaient des cercles blancs imprimes sur la paillasse noire ; on posait le recipient au milieu d’un cercle et l’on effleurait un point rouge imprime juste a cote. Quand l’eau fremit, elle y jeta un des sachets de the et retira la casserole de la plaque.
Elle se pencha au-dessus, inhalant la vapeur parfumee aux herbes.
Elle n’oubliait jamais la tete d’Eddy quand il etait absent. Peut-etre que c’etait un pas-grand-chose mais malgre tout, il etait bien la. On avait besoin de garder avec soi un visage qui ne change pas. Mais penser a Eddy en ce moment n’etait peut-etre pas non plus une bonne idee. Tres bientot, la redescente allait arriver, et avant que ca se produise, il allait falloir qu’elle trouve le moyen de regagner l’hotel, mais soudain voila que tout lui semblait complique, trop de choses a faire, d’aspects a envisager et voila, c’etait ca la redescente, quand il fallait commencer a se preoccuper du train-train quotidien.
Elle n’avait toutefois pas l’impression que Prior laisserait Eddy la frapper, parce que ce qu’il cherchait etait en rapport avec son physique. Elle se retourna pour prendre une tasse.
Prior etait la, en manteau noir. Elle entendit sa gorge emettre toute seule un drole de petit bruit.
Elle avait deja eu des visions, en redescendant du wiz ; si vous les fixiez avec attention, elles s’en allaient. Elle essaya avec Prior mais ce fut peine perdue.
Il etait toujours la, une espece de revolver en plastique a la main, il ne la visait pas, il tenait l’arme, simplement. Il portait des gants comme ceux qu’avait mis Gerald pour l’examiner. Il ne semblait pas furieux mais pour une fois, il ne souriait pas. Durant un long moment, il resta sans rien dire et Mona ne dit rien non plus.
— Qui est ici ? (Comme on demanderait lors d’une soiree.)
— Michael.
— Ou ca ?
Elle indiqua la zone de repos.
— Prenez vos chaussures.