— Oui, dit-il, mais c’est un foutu numero, votre Sally.

— Je ne saisis pas cet idiome.

— Pas question de sortir seule. C’est dans nos accords avec votre pere, compris ? Les balades avec Sally, c’est parfait, mais elle n’est pas ici. Je sais que personne ne risque de vous importuner dehors, mais a quoi bon prendre des risques ? Cela dit, je serais heureux, voyez-vous, et meme ravi, de vous accompagner, seulement je suis de service ici, au cas ou Swain aurait des visites. C’est reellement dommage, n’est-ce pas ?

Il avait l’air si sincerement desole qu’elle faillit se raviser.

— Je vous en beurre une autre ? demanda-t-il en indiquant son assiette.

— Non, merci. (Elle reposa sa serviette, puis ajouta :) C’etait tres bon.

— La prochaine fois, vous devriez essayer la creme, impossible d’en trouver apres la guerre. Les pluies venaient d’Allemagne et les vaches etaient malades.

— Est-ce que Swain est ici, Petale ?

— Non.

— Je ne le vois jamais.

— Toujours en vadrouille. Les affaires. C’est cyclique. Ils ne vont pas tarder a debarquer tous ici, et il tiendra de nouveau sa cour.

— Qui ca, Petale ?

— Des relations, si l’on peut dire.

— Kuromaku, dit Kumiko.

— Pardon ?

— Rien, fit-elle.

Elle passa l’apres-midi seule dans la salle de billard, blottie dans un fauteuil en cuir, a regarder la neige tomber dans le jardin et le cadran solaire se muer en une lisse stele verticale. Elle imagina sa mere, engoncee dans une fourrure sombre, seule dans le jardin tandis que tombait la neige, princesse-ballerine noyee dans les eaux nocturnes de la Sumida.

Elle se leva, frigorifiee, et contourna la table de billard pour s’approcher de l’atre en marbre ou la flamme du gaz sifflait doucement sous des charbons a jamais incombustibles.

15. LES CHEMINS D’ARGENT

Elle avait cette amie a Cleveland, Lanette, qui lui avait appris tout un tas de trucs. Comment sortir en vitesse d’une voiture si un client essayait de verrouiller les portes, comment s’y prendre quand on decidait de faire un achat. Lanette etait un petit peu plus agee et marchait surtout au wiz, pour, selon sa propre expression, « surmonter la redescente », un etat chronique chez elle, a force de se defoncer avec n’importe quoi, des endorphines a ce bon vieil opium du Tennessee. Sinon, expliquait-elle, elle restait plantee douze heures d’affilee devant sa video a regarder n’importe quel genre de merde. Quand le wiz ajoutait un peu de mobilite a la tiede invulnerabilite d’une bonne redescente, disait-elle, on tenait vraiment quelque chose. Mais Mona avait remarque que les gens serieusement accroches aux opiaces passaient le plus clair de leur temps a vomir, et elle ne voyait pas l’interet de regarder la video quand on pouvait aussi facilement partir en stim (Lanette disait que la simstim etait encore un de ces trucs qu’elle cherchait a fuir).

Elle pensait a Lanette parce que celle-ci avait coutume de lui donner parfois des conseils, par exemple, comment eviter de passer une mauvaise soiree. Ainsi ce soir, Lanette lui aurait dit de se trouver un bar et de la compagnie. Il lui restait un peu d’argent de sa derniere nuit de turbin en Floride, il s’agissait donc simplement de denicher une boite qui accepte le liquide.

Elle tomba sur la bonne, du premier coup. Bon signe. Au pied d’une etroite volee de marches en beton, dans le bourdonnement enfume des conversations et de la pulsation sourde et familiere de Diamants blancs, de Shabu. Pas un bar pour complets-gris mais pas non plus ce que les macs de Cleveland appelaient un « bon coin ». Elle n’avait pas la moindre envie de boire dans un bon coin, pas ce soir.

Quelqu’un quittait le bar juste comme elle entrait, aussi se glissa-t-elle en vitesse sur le tabouret laisse vacant : le plastique etait encore chaud, deuxieme bon presage.

Le barman pinca les levres et opina du chef quand elle lui exhiba l’un de ses billets ; elle commanda un baby bourbon accompagne d’une biere. En general Eddy prenait toujours ca quand c’etait lui qui payait. Si c’etait un autre de ses clients, il commandait un cocktail inconnu du barman et passait alors un long moment a lui expliquer par le menu comment le concocter. Puis il le buvait et faisait la fine bouche en expliquant qu’il n’etait pas aussi bon que les cocktails qu’on servait a L.A., a Singapour ou dans tout autre endroit ou elle savait qu’il n’avait jamais mis les pieds.

Le bourbon d’ici etait bizarre, un peu amer mais vraiment bon une fois avale. Elle le signala au barman qui lui demanda ou elle en buvait d’habitude. Elle lui dit a Cleveland, et il hocha la tete. C’etait une mixture d’ether et d’une merde quelconque censee evoquer le bourbon, lui dit-il. Quand il lui rendit sa monnaie, elle remarqua que ce bourbon de la Conurb n’etait pas donne. Il faisait malgre tout son effet, emoussant les angles douloureux, si bien qu’elle le termina avant d’attaquer sa biere.

Lanette aimait les bars mais ne buvait jamais, juste du Coca ou l’equivalent. Mona se rappelait toujours la fois ou elle s’etait pris deux cristaux d’affilee, ce que Lanette appelait faire d’une pierre deux coups, et qu’elle avait alors entendu cette voix dans son crane dire, aussi clairement que si c’avait ete un client dans la salle : Tout va si vite que ca devient immobile. Et Lanette, qui avait dissous une pointe d’allumette de noire de Memphis dans une tasse de the de Chine une heure auparavant, s’etait pris de son cote un demi-cristal puis elles etaient sorties faire un tour, zoner ensemble dans les rues noyees de pluie, avec pour Mona comme un sentiment de parfaite harmonie qui rendait inutile toute conversation. Cette voix interieure avait eu raison, il n’y avait nulle discordance dans cette hate, nulle trouille qui vous crispait les machoires, simplement l’impression que quelque chose, peut-etre Mona elle-meme, s’epanchait a partir d’un noyau de calme. Elles avaient trouve un parc aux pelouses inondees de flaques d’argent, parcouru ses allees ; Mona avait un nom pour ce souvenir : les Chemins d’Argent.

Quelque temps apres, Lanette avait purement et simplement disparu, plus personne ne l’avait revue ; certains disaient qu’elle etait partie en Californie, d’autres parlaient du Japon, d’autres encore disaient qu’elle avait fait une surdose et s’etait fait balancer par la fenetre, ce qu’Eddy appelait un plongeon a sec, mais ce n’etait pas le genre de choses auxquelles Mona voulait songer ce soir, aussi se redressa-t-elle sur son tabouret pour regarder autour d’elle et, ouais, c’etait une boite sympa, assez petite pour que les gens aient l’air un peu entasses mais parfois, il fallait ca. C’etait ce qu’Eddy appelait une foule artiste, des gens qui avaient un minimum d’argent et s’habillaient plus ou moins comme s’ils ne l’etaient pas, habilles, sauf que leurs habits leur allaient parfaitement et que vous saviez qu’ils les avaient achetes neufs.

Il y avait une video derriere le bar, au-dessus des bouteilles, et voila qu’elle y decouvrit Angie, qui regardait droit la camera en disant quelque chose mais le son etait trop bas pour qu’on entende sa voix dans le brouhaha. Puis ce fut la vue aerienne d’une rangee de maisons alignees tout au bord d’une plage et Angie revint a l’ecran, riant et faisant voler ses cheveux en adressant a la camera ce fameux demi-sourire triste.

— Eh, dit-elle au serveur, c’est Angie.

— Qui ca ?

— Angie. (Mona indiqua l’ecran.)

— Ouais, fit-il, elle marche avec une de ces saloperies de synthese et decide de decrocher, alors elle file en Amerique du Sud ou je ne sais ou et leur file le paquet pour qu’ils tachent de blanchir son image.

— Elle peut pas marcher avec ca…

Coup d’?il du barman.

— Ca ou autre chose…

— Mais comment se fait-il qu’elle y ait simplement goute ? Je veux dire, c’est Angie quand meme, non ?

— Ca va avec son entourage.

— Regardez-la donc, un peu, protesta-t-elle. Avec cette mine superbe…

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