Cherry s’approcha rapidement du pied de la civiere, s’agenouilla pour lire les cadrans.

— Il l’a senti, dit-elle en levant les yeux vers Gentry, mais les graphes ont l’air normaux…

Gentry se retourna vers ses consoles. La Ruse le regarda brancher ses barrettes de connexion. Il se dit que peut-etre ca allait marcher ; Gentry craquerait sous peu et il faudrait qu’ils laissent la civiere ici, jusqu’a ce qu’il puisse mettre la main sur Petit Oiseau pour les aider a la redescendre par la passerelle. Seulement Gentry etait tellement cingle qu’il essaierait sans doute de recuperer les drogues, une partie du moins.

— Je suis bien oblige de croire que tout cela etait predetermine, disait Gentry. Prefigure par la forme meme de mon travail anterieur. Je n’irais pas jusqu’a pretendre comprendre comment c’est possible, mais notre role n’est pas de nous interroger la-dessus, n’est-ce pas, Henry la Ruse ? (Il tapa une sequence sur l’un de ses claviers.) As-tu deja envisage le rapport entre la paranoia clinique et les phenomenes de conversion religieuse ?

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Cherry.

La Ruse hocha tristement la tete. S’il disait quoi que ce soit, ca ne ferait qu’encourager Gentry dans sa folie. Ce dernier se dirigeait maintenant vers le grand moniteur, la table de projection.

— Il existe des mondes a l’interieur des mondes, dit-il. Le macrocosme, le microcosme. Nous avons franchi ce soir un pont en emportant un univers entier, et ce qui est au-dessus est identique a ce qui est en dessous… C’etait evident, bien sur, de telles choses devaient exister, mais je n’aurais jamais ose esperer… (Il leur jeta un regard timide, par-dessus son epaule couverte de perles noires.) Et maintenant, nous allons voir la forme de l’univers en reduction dans lequel voyage notre hote. Et dans cette forme, Henry l’Astuce, je vais voir…

Il pressa l’interrupteur au bord de la table holographique. Et poussa un hurlement.

14. JOUETS

— Voila une chose adorable, dit Petale en effleurant un cube en bois de rose gros comme la tete de Kumiko. La Bataille d’Angleterre.

Une aura lumineuse chatoyait au-dessus et lorsque Kumiko se pencha, elle vit que de minuscules avions faisaient des boucles et plongeaient au ralenti au-dessus de la tache grise dans une boite de Petri qui representait Londres.

— Ils l’ont elaboree a partir de films de guerre, expliqua-t-il. De viseurs video.

Elle lorgna les eclairs presque microscopiques des batteries antiaeriennes entourant l’estuaire de la Tamise.

— L’ont fait pour le centenaire.

Ils etaient dans la salle de billard de Swain, au fond du rez-de-chaussee du seize. Il regnait une vague odeur de moisi, reminiscence de senteurs de bistrot. La proprete generale du domicile de Swain etait ici temperee par un elegant delabrement : il y avait des fauteuils couverts de cuir erafle, de lourds meubles de bois sombre, le tapis vert mat des tables de billard… Les rayonnages en acier noir surcharges de materiel de jeu avaient conduit Petale, trainant les pieds dans ses pantoufles en moleskine a brides elastiques, a l’amener ici avant le the pour lui faire une demonstration des divers jouets disponibles.

— Quelle guerre etait-ce ? demanda Kumiko.

— L’avant-derniere, dit-il en s’approchant d’un coffret similaire, mais plus grand, qui presentait les hologrammes de deux boxeuses thailandaises.

La plante de pied calleuse de l’une d’elles frappa le ventre mince et brun de son adversaire, tendu pour encaisser le coup. Petale toucha un bouton et les projections s’evanouirent.

Kumiko reporta son attention sur la Bataille d’Angleterre et ses moucherons en flammes.

— Il y a la toutes sortes de fiches sportives, dit Petale en ouvrant une mallette en cuir dont les compartiments contenaient des centaines d’enregistrements analogues.

Il lui fit la demonstration d’une demi-douzaine d’autres appareils, puis gratta ses cheveux en brosse tout en cherchant une chaine d’informations japonaise. Il finit par la trouver mais ne reussit pas a couper le programme de traduction automatique. Il regarda avec elle un groupe de cadres d’Ono-Sendai en stage de formation s’effacer lors d’une emouvante ceremonie de remise de diplomes.

— Allons bon, qu’est-ce que c’est que ca ? demanda-t-il.

— Ils montrent leur fidelite a leur zaibatsu.

— Exact, fit-il. (Il balaya le recepteur video d’un coup de plumeau.) C’est bientot l’heure du the.

Il quitta la piece. Kumiko coupa le son. Sally Shears avait ete absente au petit dejeuner, de meme que Swain.

De lourds voilages vert mousse dissimulaient un autre groupe de hautes fenetres donnant sur le meme jardin. Elle contempla, dehors, un cadran solaire ganse de neige, puis laissa retomber le rideau. (Le mur-ecran silencieux projetait les images d’un accident a Tokyo, sauveteurs en combinaisons desincarcerant des victimes inertes d’un amas d’acier defonce.) Un bahut victorien a l’imposant fronton se dressait contre le mur oppose, sur des pieds gonfles comme des ananas. La serrure, ornee d’un losange encastre en ivoire jaune, etait vide, et lorsqu’elle essaya les portes, celles-ci s’ouvrirent en exhalant une odeur chimique de vieille encaustique. Elle fixa le mandala noir et blanc au fond de la vitrine jusqu’a ce qu’il revele sa nature veritable : une cible a flechettes. Le bois verni, derriere, etait marque de trous et d’esquilles ; elle en conclut que certains joueurs etaient bien maladroits. La partie inferieure du meuble possedait plusieurs tiroirs, chacun muni d’une petite poignee en laiton et d’un minuscule trou de serrure borde d’ivoire. Elle s’agenouilla devant, se retourna pour jeter un coup d’?il a la porte (le mur-ecran montrait les levres d’une chanteuse de cabaret de Shinjuku) et ouvrit le plus silencieusement possible le tiroir superieur droit. Il etait rempli de flechettes, en vrac ou bien rangees dans leur etui de cuir. Elle referma le tiroir et passa a celui de gauche. Un cadavre de papillon et une vis rouillee. Sous ces deux premiers, un autre prenait toute la largeur du meuble ; quand elle l’ouvrit, il se bloqua avec un craquement. Elle se retourna de nouveau (image d’archives du sigle de la Fuji Electrics illuminant la baie de Tokyo) mais il n’y avait aucune trace de Petale.

Elle passa plusieurs minutes a feuilleter un magazine pornographique japonais qui semblait traiter pour l’essentiel de l’art des n?uds. En dessous se trouvait une chemise en toile vernissee noire recouverte de poussiere, et un etui de plastique gris avec WALTHER moule en relief sur le couvercle. Le pistolet etait froid et lourd ; elle put entrevoir le reflet de son visage dans le metal bleui lorsqu’elle le souleva de son lit de mousse. Elle n’avait encore jamais tenu de pistolet. La poignee de plastique lui parut enorme. Elle remit l’arme dans son etui et parcourut la section en japonais du depliant de la notice multilingue.

C’etait un pistolet a air comprime ; on l’armait en tirant le levier sous le canon. Il tirait de la grenaille de plomb. Encore un jouet. Elle remit en place le contenu du tiroir et referma celui-ci.

Les autres etaient vides. Elle ferma la porte de la vitrine et retourna a la Bataille d’Angleterre.

— Non, dit Petale, desole, mais ca n’ira pas.

Il etait en train d’etaler de la creme du Devon sur une crepe epaisse et entre ses gros doigts le lourd couteau a beurre victorien etait comme un jouet d’enfant.

— Goutez-moi la creme, dit-il en baissant sa tete massive pour la regarder d’un air affable, par-dessus ses lunettes.

Kumiko essuya un filament de marmelade sur sa levre superieure avec une serviette en lin.

— Vous vous imaginez que je vais essayer de m’enfuir ?

— Vous enfuir ? Y pensez-vous vraiment, a vous enfuir ?

Il mangea une crepe, mastiquant, impavide, et jeta un ?il vers le jardin, ou tombait une neige fraiche.

— Non, repondit-elle. Je n’ai aucune intention de m’enfuir.

— Bien, fit-il, et il mordit une nouvelle bouchee.

— Suis-je en danger, dans la rue ?

— Seigneur, non, dit-il avec une espece d’entrain decide, vous ne courez aucun risque.

— Alors, je veux sortir.

— Non.

— Mais je veux sortir avec Sally.

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