Ueno.
Leur premiere etape etait un vaste bar, un rien passe, appele le Gentleman Loser, ou Sally echangea tranquillement quelques mots rapides avec le garcon.
Elles ressortirent sans avoir rien consomme.
— Des fantomes, dit Sally en tournant au coin d’une rue, Kumiko a ses cotes.
A mesure qu’elles s’enfoncaient dans ce quartier aux batisses de plus en plus sombres et decrepites, les passants se faisaient rares.
— Pardon ?
— Je retrouve des tas de fantomes ici, du moins, je devrais…
— Tu connais cet endroit ?
— Bien sur. Toujours pareil mais quand meme different, tu vois ?
— Non.
— Un jour, tu saisiras. Voici ce qu’on va faire : on retrouve la personne que je cherche, toi tu joues simplement les gentilles petites filles ; tu causes que si on t’adresse la parole, sinon, motus.
— Qui est-ce qu’on cherche ?
— Le patron. Ce qu’il en reste, tout du moins…
Un demi-pate de maisons plus loin, dans une rue sordide et vide – Kumiko n’avait encore jamais vu de rue reellement vide, sauf l’allee devant chez Swain a minuit, sous son manteau de neige –, Sally s’arreta pres d’une devanture antique et parfaitement anodine, avec ses deux vitrines argentees d’une epaisse couche de poussiere. A l’interieur, Kumiko reussit a entrevoir les lettres en tubes de verre d’une enseigne fluorescente eteinte : METRO, puis un autre mot plus long. La porte entre les vitrines avait ete renforcee avec une feuille de tole ondulee ; sur les goujons rouilles qui en saillaient a intervalles reguliers s’accrochaient des troncons detendus de fil de rasoir galvanise.
Devant la porte, Sally redressa les epaules puis enchaina en souplesse une serie de petits gestes brefs.
Kumiko la regarda repeter cette sequence.
— Sally…
— Bavarde ! la coupa Sally. J’t’ai dit de la boucler, vu ?
— Oui.
Une voix, qui semblait venir de nulle part, se fit entendre.
— Je veux lui parler, dit Sally sur un ton ferme et circonspect.
— Il est mort, murmura la voix.
— Je sais.
Un silence suivit, puis Kumiko entendit un bruit qui aurait aussi bien pu etre cause par le vent, un vent froid et charge de scories raclant la courbe des geodes loin au-dessus de leur tete.
— Il n’est pas ici, reprit la voix (elle parut s’eloigner). Tournez a droite, apres le coin puis a gauche dans le passage.
Kumiko se rappellerait toujours cette ruelle : des briques sombres luisantes d’humidite, des gaines de ventilation d’ou pendaient de noirs filaments de crasse figee, une ampoule jaune sous sa grille d’alliage corrode, les excroissances de bouteilles vides qui fleurissaient au pied de chaque mur, les enchevetrements de jourlex froisses et de bouts d’emballages en styropor blanc qui montaient a hauteur d’homme, et le bruit des talons de Sally.
Au-dela de la mince lueur de l’ampoule regnait l’obscurite, meme si le reflet sur les briques humides revelait un mur au fond d’un cul-de-sac. Kumiko hesita, effrayee par l’echo soudain d’une cavalcade discrete, sur fond de goutte-a-goutte regulier…
Sally leva la main. Sa torche s’arreta sur des briques maculees de peinture, puis descendit en douceur.
Descendit jusqu’a ce qu’elle rencontre la chose a la base du mur, metal terni, cylindre dresse que Kumiko prit tout d’abord pour une autre gaine de ventilation. Pres de sa base on voyait des bouts de cierges blancs, une fiole en plastique aplatie remplie d’un liquide transparent, plusieurs paquets de cigarettes, quelques megots epars et enfin l’image complexe d’un personnage a plusieurs bras apparemment dessine a la craie blanche en poudre.
Sally avanca d’un pas, sans bouger sa lampe, et Kumiko vit que l’objet metallique etait scelle dans la brique par d’enormes rivets.
— Le Finnois ? appela Sally.
Un bref eclair de lumiere rose jaillit d’une fente horizontale.
— Eh, le Finnois ! Eh, mec… (Une hesitation inhabituelle dans sa voix…)
— Moll. (Son gresillant, comme issu d’un haut-parleur casse.) Quelle idee, c’te lampe ! T’as encore tes amplis, non ? Tu te fais vieille, tu vois plus aussi bien dans le noir ?
— C’est pour mon amie.
Quelque chose bougea derriere la fente, le rose d’une braise de cigarette au soleil de midi, et le visage de Kumiko fut baigne de lumiere.
— Mouais, gresilla la voix. Et qui c’est, celle-la ?
— La fille de Yanaka.
— Sans dec’ ?
Sally baissa sa torche ; elle tomba sur les cierges, le flacon, les cigarettes grises d’humidite, le symbole blanc avec ses bras duveteux.
— Tape dans les offrandes, proposa la voix. Il y a la un demi-litre de Moskovskaia. La marque du diable est dessinee a la farine. Pas de pot ; les vrais defonceurs, eux, la tracent avec de la cocaine.
— Seigneur ! dit Sally en s’accroupissant. (La voix etait etrangement lointaine.) J’arrive pas a le croire.
Kumiko la regarda ramasser la fiole et humer son contenu.
— Bois-en. C’est de la bonne. L’a interet… Aucun ne s’amuserait a rouler l’oracle, surtout quand ils savent ce qui est bon pour eux.
— Finnois, dit Sally, puis elle inclina la fiole et but, s’essuyant la bouche du revers de la main, tu dois etre cingle…
— Ca serait bien ma veine. Pour monter un bidule pareil, faut avoir en plus un minimum d’imagination…
Kumiko se rapprocha puis s’accroupit pres de Sally.
— C’est un construct, une personnalite artificielle ?
Sally reposa la bouteille de vodka puis touilla la farine mouillee du bout d’un ongle blanc.
— Bien sur. T’en as deja vu. Memoire en temps reel si j’veux, connexion avec le c-space si j’veux. J’ai monte ce plan d’oracle histoire de garder la main, tu vois ? (La chose emit un drole de bruit : un rire ?) T’as des problemes amoureux ? T’es tombe sur une sale bonne femme qui te comprend pas ? (A nouveau ce bruit de rire, comme un crepitement de parasites.) A vrai dire, je ferais plutot dans le conseil financier. C’est les gosses du coin qui laissent les friandises. Ca ajoute au cote mystique, plus ou moins. Et une fois de temps en temps, je tombe sur un vrai mystique, justement, un connard qui s’imagine pouvoir se servir. (Fin comme un cheveu, un pinceau ecarlate jaillit de la fente et une bouteille explosa, quelque part sur la droite de Kumiko. Gresillement de rire.) Alors, qu’est-ce qui t’amene par ici, Moll ? Toi et (a nouveau, la lumiere rose caressa le visage de Kumiko) la fille de Yanaka…
— La passe sur Lumierrante, dit Sally.
— Ca fait un bail, Moll…
— Je l’ai apres moi, Finnois. Quatorze ans, et cette salope d’allumee me colle au cul…
— Alors, c’est peut-etre qu’elle a rien de mieux a faire. Tu sais comment sont les richards…
— Tu sais ou est Case, Finnois ? Peut-etre que c’est a lui qu’elle en veut…
— Case a decroche. L’a fait quelques beaux coups apres votre separation, puis il a tout envoye valser et s’est range des voitures. T’aurais fait pareil, peut-etre que tu serais pas en train de te geler les miches au fond d’une impasse, pas vrai ? Aux dernieres nouvelles, il avait quatre gosses…