Kumiko observait a loisir l’endroit ou elles se trouvaient et commencait a se faire une idee de l’interlocuteur de Sally. Il possedait quatre objets identiques a ceux qui se trouvaient dans le bureau de son pere : quatre cubes de laque noire disposes sur une etagere basse en bois de pin. Au-dessus de chaque cube etait accroche un portrait officiel. Les portraits etaient les photos monochromes d’hommes en costumes sombres et cravates, quatre messieurs tres sobres aux revers decores de petits emblemes metalliques comme ceux que portait parfois son pere. Sa mere lui avait dit que les cubes contenaient des fantomes, les fantomes des mechants ancetres de son pere, mais Kumiko les trouvait plus fascinants qu’effrayants. S’ils abritaient effectivement des fantomes, raisonnait-elle, ils devaient etre tout petits, puisque les cubes etaient a peine assez grands pour contenir une tete d’enfant.
Son pere meditait parfois devant les cubes, agenouille sur le tatami nu dans une attitude de profond respect. Elle l’avait vu bien des fois dans cette position mais ce n’est pas avant l’age de dix ans qu’elle l’avait entendu leur adresser la parole. Et l’un des cubes avait repondu. Elle n’avait rien pu comprendre a la question, et la reponse avait ete plus hermetique encore, mais le calme avec lequel le fantome l’avait enoncee avait paralyse Kumiko, tapie derriere son paravent de papier. Son pere avait ri en la decouvrant la ; au lieu de la gronder, il lui avait explique que les cubes abritaient l’enregistrement de la personnalite d’anciens cadres dirigeants de l’entreprise. « Leur ame ? avait-elle demande. – Non », lui avait-il repondu dans un sourire, avant d’ajouter que la distinction etait subtile.
— Ils ne sont pas conscients, avait-il explique. Ils repondent, quand on les questionne, d’une maniere qui correspond approximativement a la reponse qu’aurait donnee le sujet reel. Si ce sont des fantomes, alors les hologrammes sont des fantomes aussi.
Apres le cours sur l’histoire et la hierarchie du Yakuza que lui avait donne Sally dans le bar a
L’objet cache dans son capotage blinde, raisonna-t-elle, etait d’une nature identique, quoique peut-etre plus complexe, tout comme Colin etait une version plus complexe du guide Michelin que les secretaires de son pere emportaient lors de ses expeditions dans les magasins de Shinjuku. Le Finnois, c’est ainsi que l’avait appele Sally, et, manifestement, ce Finnois avait ete dans le temps son ami ou son associe.
Mais, se demanda Kumiko, s’animait-il lorsque la ruelle etait vide ? Son regard laser balayait-il la chute silencieuse de la neige a minuit ?
— L’Europe, commenca Sally. Apres avoir quitte Case, je l’ai parcourue entierement. La passe nous avait rapporte un tas d’argent, enfin, ca donnait l’impression a l’epoque. L’I.A. Tessier-Ashpool l’avait payee par l’intermediaire d’une banque suisse. Elle avait efface toute trace de notre visite en orbite ; je veux dire, absolument tout : par exemple, les noms sous lesquels on avait voyage a bord de la navette de la JAL avaient disparu. Des notre retour a Tokyo, Case avait tout verifie en se glissant dans toutes sortes de banques de donnees ; c’etait comme si rien ne s’etait produit. I.A. ou pas, je ne sais pas comment ils avaient pu faire ca, toujours est-il que personne ne comprit vraiment ce qui s’etait passe la-haut, apres que Case eut traverse la glace de leurs memoires centrales avec son brise-glace chinois.
— Est-ce qu’il a essaye de garder le contact, par la suite ?
— Pas que je sache. Dans son idee, le truc s’etait evanoui, si l’on veut ; pas evanoui-desintegre, plutot fondu au sein de tout, de l’ensemble de la matrice. Comme s’il n’etait plus a l’interieur mais etait simplement
— Pourquoi ?
— Qui sait ? Il n’y a pas grand-chose a en dire. J’etais jeune, ca me paraissait simplement une affaire classee.
— Mais tu l’as quand meme laissee la-haut, en orbite. A Lumierrante.
— Voila, t’as tout pige, Finnois. Et j’y repensais effectivement, de temps en temps. Quand nous l’avons laissee, c’etait comme si elle s’en fichait completement. Comme si j’avais tue pour elle son cingle de pere, ce malade, pendant que Case craquait leurs memoires centrales et lachait leurs I.A. dans la matrice… Alors, je l’ai ajoutee a ma liste, tu vois ? Le jour ou tu te retrouves dans un gros pepin, le jour ou tu tombes sur un os, eh bien, tu n’as plus qu’a consulter cette liste.
— Et t’avais deduit ca tout de suite ?
— Non. J’avais une putain de longue liste.
Kumiko avait l’impression que Case avait ete plus qu’un partenaire pour Sally mais elle ne prononca plus jamais son nom.
Tandis qu’elle l’ecoutait resumer au Finnois quatorze ans d’histoire personnelle, Kumiko se surprit a imaginer cette Sally plus jeune sous les traits de l’heroine
Elle etait arrivee a l’episode de cette sale annee a Hambourg. D’apres ce que put comprendre Kumiko, elle avait gagne puis perdu une fortune. Elle en avait gagne sa part « la-haut », dans un lieu que le Finnois avait baptise Lumierrante, en association avec ce fameux Case. Et dans le meme temps, elle s’etait fait une ennemie.
Le Finnois l’interrompit :
— Hambourg… j’ai entendu des histoires sur Hambourg…
— L’argent etait parti… Ca part vite, la grosse galette, quand on est jeune… Sans argent, c’etait plus ou moins un retour a la normale, seulement j’etais embringuee avec ces mecs de Francfort, j’avais des dettes, et pour effacer l’ardoise, ils m’avaient propose un marche.
— Quel genre ?
— Descendre des types.
— Alors ?
— Alors, je me suis barree. Des que j’ai pu. Pour Londres…
Kumiko jugea qu’en fin de compte Sally avait peut-etre bien ete plus ou moins dans la lignee des
— Ouais, dit le Finnois, tu t’es bien demerdee. Tu t’es pris une participation dans un casino en Allemagne.
— Celui d’Aix-la-Chapelle. Je suis entree au conseil d’administration. J’y suis toujours d’ailleurs.
— Tu t’es rangee ? (A nouveau, ce rire.)
— Certainement.
— On n’en a pas beaucoup entendu parler, par ici.
— Je dirigeais un casino. C’est tout. Je me debrouillais pas mal.
— Tu faisais de la boxe professionnelle. « Miss l’Arme-a-l’?il », categorie superplume. Huit combats, j’ai pris les paris sur cinq d’entre eux. Des combats au sang, ma poulette. Illegaux…
— Un passe-temps…
— Tu parles d’un passe-temps ! J’ai vu les videos. Le Kid de Birmanie t’a quand meme ouverte de bas en