— Et puis merde, fit allegrement la voix, on vous a laisse votre chance.

La Ruse risqua un ?il par-dessus le rebord de la fenetre et vit l’homme regagner en courant l’aeroglisseur.

Combien etaient-ils, la-bas ? L’Oiseau ne l’avait pas dit. Deux glisseurs, le Honda… Dix ? Peut-etre plus ? A moins que Gentry n’ait un pistolet planque quelque part, le fusil de l’Oiseau etait leur seule arme.

Les turbines du glisseur se mirent en route. Il supposa qu’ils allaient tout simplement entrer de force. Ils avaient des telemetres laser, et sans doute possedaient-ils aussi des viseurs infrarouges.

Puis il entendit l’un des Enqueteurs, le bruit de ses chenilles en inox sur le sol en beton. La machine rampa hors de l’obscurite, son dard de scorpion a pointe en thermite pointe vers le bas. Le chassis avait commence sa carriere un demi-siecle plus tot sous l’aspect d’un robot de manutention destine a manipuler a distance les dechets toxiques ou a decontaminer les installations nucleaires. La Ruse avait decouvert a Newark trois engins non assembles qu’il avait troques contre une Volkswagen.

Gentry. La Ruse avait laisse le boitier de commande a l’etage, dans le loft.

L’Enqueteur continua son petit bonhomme de chemin pour venir s’immobiliser devant le portail grand ouvert, face a la Solitude et a l’aeroglisseur qui avancait. L’engin radiocommande avait la taille d’une grosse moto, avec un chassis tubulaire qui revelait un fouillis dense de servomoteurs, de reservoirs d’air comprime, de boulons, d’engrenages et de circuits hydrauliques. Deux paires de pinces a l’aspect menacant s’ouvraient de part et d’autre de son modeste boitier a instruments. La Ruse ne se souvenait plus tres bien d’ou elles provenaient, peut-etre d’un quelconque engin agricole.

L’aeroglisseur etait un lourd modele industriel. D’epaisses feuilles de blindage en plastique gris avaient ete boulonnees sur le pare-brise et les glaces laterales, avec d’etroites meurtrieres percees au centre de chaque panneau.

L’Enqueteur s’ebranla ; les chenilles d’acier soulevaient des gerbes de glace et d’eclats de beton tandis qu’il foncait droit sur le glisseur, les pinces ouvertes au maximum. Le pilote de ce dernier inversa les gaz, luttant contre l’inertie.

Les pinces de l’Enqueteur claquerent furieusement contre la saillie de la jupe avant, deraperent, claquerent a nouveau. La jupe etait renforcee d’une resille en fibre de carbone. Puis Gentry se souvint de la lance en thermite. Elle s’alluma, boule dense de lumiere blanc cru, qui survola les pinces inutiles pour plonger dans la jupe comme un couteau dans du carton. Les chenilles de l’Enqueteur tournoyerent tandis que Gentry poussait l’engin contre la jupe qui s’affaissait, la lance etendue au maximum. La Ruse se rendit soudain compte qu’il s’etait mis a hurler quelque chose, mais il aurait ete incapable de dire quoi. Il etait debout, a present, tandis que les pinces trouvaient finalement prise sur le rebord dechire de la jupe de l’appareil.

Il se jeta de nouveau a terre lorsqu’une silhouette a capuche et lunettes jaillit d’une ecoutille sur le toit du glisseur, telle une marionnette armee, et vida un chargeur de calibre 12, faisant jaillir des etincelles de l’Enqueteur qui continuait a se macher un passage dans la jupe de sustentation, bien visible a contre-jour sur la pulsation blanche de la lance. L’Enqueteur s’immobilisa, les pinces fermement agrippees a la toile laceree ; le tireur disparut a nouveau dans son ecoutille.

Une ligne d’alimentation ? Un servo ? Qu’est-ce que le type avait touche ? La pulsation blanche etait en train de mourir, elle etait presque eteinte.

L’aeroglisseur se mit a reculer, lentement, vers la plaine rouillee, trainant avec lui l’Enqueteur.

Il etait deja loin, hors de la lumiere, seulement visible parce qu’il bougeait, quand Gentry decouvrit la combinaison de boutons qui activaient le lance-flammes dont la buse etait montee a la jonction des pinces. La Ruse regarda, fascine, l’Enqueteur enflammer ses dix litres de melange d’essence et de detergent, pulverises a haute pression. Il avait recupere la buse, il se souvenait a present, sur un epandeur de pesticide.

Le dispositif fonctionna a la perfection.

36. ENVOUTEUR

L’aeroglisseur se dirigeait vers le sud quand Maman Brigitte reapparut. La femme aux yeux d’argent scelles abandonna la berline grise dans un autre parking et la prostituee avec le visage d’Angie racontait une histoire confuse : Cleveland, la Floride, quelqu’un qui avait ete son petit ami, ou son souteneur, ou les deux…

Mais Angie avait entendu la voix de Brigitte, dans la cabine de l’helicoptere, sur le toit du New Suzuki Envoy : Fais-lui confiance, mon enfant. En cela, elle accomplit la volonte du loa.

Prisonniere sur son siege, la boucle de sa ceinture encastree dans un bloc de plastique rigide, Angie avait regarde la femme intercepter l’ordinateur de l’helicoptere pour activer un dispositif d’urgence qui permettait de passer en pilotage manuel.

Et maintenant, cette autoroute sous la pluie d’hiver, la fille qui parlait a nouveau, sa voix couvrant le chuintement des essuie-glaces…

Dans la lueur des cierges, murs de pierre chaules, pales phalenes voletant dans les branches des saules pleureurs.

Ton temps touche a sa fin.

Et voila qu’ils sont la, les Cavaliers, les loa : Papa Legba, eclatant et fluide comme le mercure ; Ezili Freda, qui est mere et reine ; Samedi, le Baron Cimetiere, mousse sur des os corrodes ; Similor ; Madame Travaux ; plein d’autres… Ils emplissent le creux qui est Grande Brigitte. Le souffle de leurs voix est le bruit du vent, de l’eau vive, de la ruche…

Ils se tortillent au-dessus du sol comme la chaleur sur la chaussee d’une route en ete, et cela n’a jamais atteint cette ampleur, pour Angie, cette gravite, cette impression de chute, ce degre de renoncement…

Vers un lieu d’ou parle Legba, sa voix qui resonne comme un bidon de tole…

Il conte une histoire.

Dans la tourmente des images, Angie observe l’evolution de l’intelligence des machines : cercles de pierre, horloges, metiers a vapeur, foret cliquetante du laiton des rochets et des echappements, puis vide prisonnier du verre souffle, chaleur de l’atre electronique diffusee par des filaments fins comme des cheveux, imposantes batteries de tubes et d’interrupteurs, messages de decodage cryptes par d’autres machines… Les tubes, ephemeres et fragiles, se condensent, deviennent des transistors ; les circuits s’integrent a leur tour, se condensent dans le silicium…

Le silicium approche de certaines limites fonctionnelles…

Et la voici de retour dans la video de Becker, l’histoire des Tessier-Ashpool entrelacee de reves qui sont les souvenirs de 3Jane, et pourtant il parle toujours, Legba, et le conte ne forme qu’un seul conte, brins innombrables noues autour d’un n?ud commun, cache ; la mere de 3Jane, creant les intelligences jumelles un jour destinees a s’unir, l’arrivee d’etrangers (et soudain, Angie se rend compte qu’elle connait Molly, egalement, par ses reves), la fusion, la folie de 3Jane…

Et Angie se retrouve devant une tete formee de joyaux, un objet fondu dans le platine et incruste de perles et de pierres fines de couleur bleue, aux yeux de rubis synthetique grave. Elle reconnait l’objet grace a ses reves qui n’ont jamais ete des reves : c’est la porte d’acces aux banques de donnees de Tessier-Ashpool, la memoire centrale ou les deux moities separees se sont livre combat, attendant de renaitre unies.

— En ce temps-la, tu n’etais pas nee.

La voix dans sa tete est celle de Marie-France, la defunte mere de 3Jane, familiere a force de l’avoir hantee tant de nuits, meme si Angie sait que c’est en fait Brigitte qui s’exprime :

— Ton pere ne commencait qu’alors a entrevoir ses propres limites, a distinguer l’ambition du talent. Ce contre quoi il allait troquer son enfant ne s’etait pas encore manifeste. Bientot, l’homme nomme Case allait susciter cette union, si breve qu’elle fut, si intemporelle. Mais tu connais tout cela.

— Ou est Legba, a present ?

— Legba-ati-Bon – tel que tu l’as connu – attend de naitre.

— Non ! (Lui revenaient les mots de Beauvoir, autrefois, dans le New Jersey : « Les loa sont venus d’Afrique aux premiers temps… »)

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