Les arbres etaient tres gros a l’autre bout de la foret. Ils en emergerent pour se retrouver dans une prairie couverte d’herbes hautes et de fleurs sauvages.
— Regardez ! s’exclama Kumiko en avisant a travers les branches une grande batisse grise.
— Oui, dit Colin, l’original se trouve dans la banlieue de Paris. Mais nous y sommes presque. A la sortie, je veux dire…
— Colin ! Vous avez vu ? Une femme, la…
— Oui, dit-il, sans prendre la peine de tourner la tete, Angela Mitchell…
— Vraiment ? Elle est ici ?
— Non, rectifia-t-il, pas encore.
Puis Kumiko apercut les planeurs. Superbes, fremissant dans la brise.
— Nous y voila, dit Colin. Tic-Tac va vous ramener dans un de ces…
— Nom de Dieu ! protesta ce dernier, dans leur dos.
— C’est simple comme bonjour. Exactement comme si tu pilotais ta console. C’est du pareil au meme, en l’occurrence…
Margate Road, des eclats de rire, des cris avines, le fracas de bouteilles contre les murs en brique.
Kumiko se retrouva assise, parfaitement immobile, dans le lourd fauteuil capitonne ; les yeux hermetiquement clos, elle se rememora l’essor du planeur dans le bleu du ciel et puis… autre chose.
Un telephone se mit a sonner.
Elle ouvrit brusquement les yeux, bondit de son siege, passa en trombe devant Tic-Tac, louvoya entre ses empilements de materiel, a la recherche du telephone. Qu’elle trouva enfin pour entendre Sally dire, par-dessus de douces vagues de parasites :
— Alors, p’tit pere, qu’est-ce qu’il y a encore ? Eh, Tic-Tac ? Tout va bien, mec ?
— Sally ! Sally, ou es-tu ?
— Dans le New Jersey. Eh, mon chou ? Mon chou, qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’arrive pas a te voir, Sally, l’ecran est vide !
— J’appelle d’une cabine. Du New Jersey. Quelles nouvelles ?
— J’ai tant de choses a te raconter…
— Vas-y, dit Sally. C’est moi qui paie.
38. LA GUERRE DE LA FABRIQUE
Ils regarderent flamber le glisseur depuis la grande baie a l’extremite du loft de Gentry. Il entendait a present la meme voix amplifiee :
—
Impossible d’apercevoir qui que ce soit, il n’y avait que les flammes du glisseur.
— On va y aller a pied, dit Cherry, tout pres de lui, prends juste de l’eau et quelques vivres si t’en as.
Elle avait les yeux rougis, le visage mouille de larmes, mais sa voix etait calme. Trop calme, jugea la Ruse.
— Allez, viens, la Ruse, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?
Il se retourna vers Gentry, affale dans son fauteuil devant la table holographique, la tete entre les mains et les yeux fixes sur la colonne blanche qui jaillissait du fouillis arc-en-ciel caracteristique du cyberspace de la Conurb. Gentry n’avait pas bouge, pas prononce un mot, depuis qu’ils etaient remontes dans le loft. Les bottes de la Ruse avait laisse des empreintes sombres sur le sol derriere lui : le sang de Petit Oiseau ; il avait marche dedans en retraversant le hall de la Fabrique.
Puis Gentry parla :
— Je suis arrive a faire fonctionner les autres. (Il regardait le boitier de radiocommande pose sur ses genoux.)
— Chaque element a son boitier propre, expliqua la Ruse.
— C’est le moment de prendre conseil aupres du Comte, dit Gentry en lancant le boitier a la Ruse.
— Moi, j’y retourne pas, dit ce dernier. T’y vas tout seul.
— Pas besoin, dit Gentry en effleurant une console sur son etabli.
Bobby le Comte apparut sur un moniteur.
Les yeux de Cherry s’agrandirent :
— Dites-lui qu’il ne va pas tarder a etre mort. Sauf si vous le debranchez de la matrice et que vous prevoyez une admission en urgence dans un service de reanimation. Dites-lui qu’il est en train de mourir.
Sur l’ecran du moniteur, le visage de Bobby se figea. L’arriere-plan apparut soudain avec nettete : l’encolure d’un cerf en metal moule, de longues herbes piquetees de fleurs blanches, les troncs epais de tres vieux arbres.
— T’entends ca, connard ? hurla Cherry. T’es en train de crever ! T’as les poumons engorges de lymphe, les reins qui ne fonctionnent plus, le c?ur qui deconne… Tu me donnes envie de gerber !
— Gentry, dit Bobby d’une toute petite voix, rendue metallique par le minuscule haut-parleur lateral du moniteur, je ne sais pas de quel materiel vous disposez, mais j’ai mis au point une petite diversion.
— On n’a jamais verifie l’etat de la moto, dit Cherry, qui tenait la Ruse dans ses bras, on n’a jamais regarde. Il se pourrait qu’elle marche.
— Ca veut dire quoi, au juste, « mis au point une petite diversion » ?
La Ruse s’etait libere de son etreinte et regardait Bobby sur l’ecran.
— Je travaille encore dessus. J’ai detourne un cargo-robot Borg-Ward qui venait de decoller de Newark.
La Ruse s’ecarta de Cherry.
— Reste donc pas plante comme ca, cria-t-il a Gentry qui le regarda en hochant doucement la tete.
La Ruse sentit les premiers tressaillements d’une Korsakov, les infimes parcelles de memoire qui se brouillaient par saccades.
— Il ne veut plus s’en aller nulle part, dit Bobby. Il a trouve la Forme. Il veut juste voir comment tout ca s’organise, comment tout cela va finir. Des gens s’appretent a debarquer ici. Des amis, plus ou moins, pour vous soulager de l’aleph. En attendant, je vais voir ce que je peux faire avec ces connards.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici a te regarder mourir, dit Cherry.
— Personne ne te le demande. Si tu veux mon conseil, barre-toi. Donnez-moi vingt minutes, le temps que je monte ma diversion.
Jamais la Fabrique n’avait paru vide a ce point.
Petit Oiseau etait quelque part sur cette dalle. La Ruse ne cessait de songer a cet entrelacs de tongs et d’ossements pendus a sa poitrine, de plumes et de montres mecaniques rouillees, avec leurs aiguilles immobiles arretees chacune a une heure differente… Stupide pacotille de bidonville. Mais l’Oiseau ne serait plus jamais la.
Cherry avait quatre litres d’eau filtree dans un bidon en plastique, un sac en toile rempli d’arachides de Birmanie, et cinq portions individuelles scellees de soupe lyophilisee
Le silence etait revenu, uniquement rompu par le bruit du vent entre les toles ondulees et le raclement de leurs bottes sur le beton.