expliqua Tic-Tac, les yeux a nouveau fixes sur eux, une trace d’inquietude dans la voix, mais impossible d’y penetrer. J’ai eu alors l’impression qu’il y avait quelque chose la-dedans qui nous attendait, tapi dans l’obscurite… Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on se deconnecte, a present…

Un point noir, sur la courbe opaline, au contour parfaitement defini…

— Bordel de merde… s’ecria Tic-Tac.

— Coupe la liaison ! dit Colin.

— Impossible ! Y nous a chopes…

Kumiko regarda sous ses pieds la forme de navire s’allonger, s’etirer en un fil d’azur, aspire dans le vide qui la separait de cette tache ronde d’obscurite. Et puis, en un instant de totale etrangete, elle aussi, en meme temps que Tic-Tac et Colin, se vit a son tour etiree jusqu’a une exquise minceur…

Pour se retrouver dans le Parc Ueno, par un apres-midi de fin d’automne, pres des eaux calmes du bassin de Shinobazu, sa mere assise pres d’elle sur un banc lisse et glace en stratifie de carbone, plus belle a present que dans son souvenir. Ses levres etaient pleines, couvertes d’un rouge vif et soulignees, Kumiko le savait, d’un trait du pinceau le plus fin. Elle etait vetue de sa veste francaise noire, avec un col de fourrure sombre qui encadrait son sourire de bienvenue.

Kumiko ne pouvait que rester interdite, figee autour du globe froid de peur qui serrait son c?ur.

— Tu t’es montree une petite fille stupide, Kumi, dit sa mere. T’imaginais-tu que je t’oublierais, ou que je t’abandonnerais a l’hiver londonien et aux mains des brigands a la solde de ton pere ?

Kumiko regardait ses levres parfaites, legerement entrouvertes sur ses dents blanches ; des dents entretenues, elle le savait, par le meilleur dentiste de Tokyo.

— Tu es morte, s’entendit-elle dire.

— Non, repondit sa mere, souriante, pas maintenant. Pas ici, dans le Parc Ueno. Regarde les grues, Kumi.

Mais Kumiko ne voulait pas tourner la tete.

— Regarde les grues.

— Merde, fous-moi le camp, toi ! lanca Tic-Tac, et Kumiko se retourna brutalement et decouvrit son visage pale et deforme, couvert d’une pellicule de sueur, avec ses meches huileuses plaquees sur le front.

— Je suis sa mere.

— C’est pas ta maman, pige ? (Tic-Tac tremblait, sa silhouette tordue vibrait comme s’il luttait contre une tempete.) Pas… ta… maman…

Il y avait des aureoles sombres sous les manches de son complet gris. Les poings serres, il essayait d’avancer encore d’un pas.

— Tu es malade, disait la mere de Kumiko, sur un ton plein de sollicitude, il faut que tu te couches.

Tic-Tac s’effondra a genoux, plaque au sol par un poids invisible.

— Arrete ! s’ecria Kumiko.

Quelque chose ecrasa le visage de Tic-Tac contre le beton pastel de l’allee.

— Arrete !

Le bras gauche de Tic-Tac jaillit tout droit et se mit a pivoter lentement, le poing toujours serre a s’en faire blanchir les phalanges. Kumiko entendit quelque chose ceder, os ou ligament, et Tic-Tac pousser un hurlement.

Sa mere se mit a rire.

Kumiko la frappa en plein visage et sentit une douleur fulgurante et bien reelle dans son bras.

Le visage de sa mere clignota, devint un autre visage. Un visage de gaijin aux levres larges, au nez mince et pointu.

Tic-Tac etouffa un grognement.

— Eh bien, entendit-elle Colin remarquer, tout cela n’est-il pas du plus grand interet ?

Elle se retourna pour le decouvrir, en selle sur l’un des chevaux de la gravure de scene de chasse, representation stylisee d’un animal, a l’encolure gracieuse, qui se dirigeait vers elles au petit trot.

— Desole, mais il m’a fallu du temps pour vous retrouver. Cette structure est d’une superbe complexite. Une espece d’univers de poche. On y trouve un peu de tout, en fait.

Le cheval s’arreta devant elles.

— Jouet, dit la chose qui avait le visage de la mere de Kumiko, tu oses t’adresser a moi ?

— Parfaitement. Vous etes Dame 3Jane Tessier-Ashpool ou plutot, feu Dame 3Jane Tessier-Ashpool, decedee depuis deja un certain temps, domiciliee jadis Villa Lumierrante. Cette representation plutot reussie d’un parc de Tokyo est une construction que vous venez a l’instant d’elaborer a partir des souvenirs de Kumiko, n’est-ce pas ?

— Meurs ! (Elle leva une main blanche : en jaillit une forme en replis de neon.)

— Non, dit Colin. (La grue se brisa, ses fragments le traverserent en tourbillonnant, eclats fantomes, grele lointaine.) Ca ne marche pas, desole. Je me suis souvenu de ce que j’etais. J’ai retrouve les elements qu’ils avaient planques dans les cases reservees a Shakespeare, Thackeray et Blake. J’ai ete modifie pour assurer la protection de Kumiko dans des situations bien plus radicales que celles envisagees par mes concepteurs initiaux. Je suis un tacticien.

— Tu n’es rien du tout.

Aux pieds de la femme, Tic-Tac commencait a se tortiller.

— Vous faites erreur, je le crains. Ici, au sein de cette… folie concue par vous, 3Jane, je suis tout aussi reel que vous. Voyez-vous, Kumiko, dit-il en descendant de selle, la mysterieuse macroforme de Tic-Tac est en fait un gigantesque empilement de biopuces dessinees sur commande. Une sorte d’univers en reduction. Je l’ai parcouru de haut en bas et il y a la sans aucun doute bien des choses a voir, a apprendre. Cette… personne, si nous decidons de la considerer ainsi, l’a cree avec l’ambition pathetique de parvenir, oh, non pas a l’immortalite, mais simplement a l’assouvissement de ses caprices. Ses caprices etroits, obsessionnels et singulierement puerils. Qui aurait imagine cela ? Qui aurait imagine que la cible de la plus devorante, la plus absolue jalousie de Dame 3Jane fut Angela Mitchell ?

— Meurs ! Tu vas mourir ! Je te tue ! Sur-le-champ !

— Essayez toujours, dit Colin avec un sourire. Vois-tu, Kumiko, 3Jane connaissait un secret concernant Mitchell, ses relations avec la matrice ; Mitchell, a une epoque, avait eu le potentiel pour devenir, disons, un element cle, meme si cela n’en valait pas la peine. Et 3Jane etait jalouse…

La silhouette de la mere de Kumiko disparut en fumee.

— O mon Dieu ! s’ecria Colin, je l’ai epuisee, j’en ai peur. Nous nous etions lances simultanement dans une espece de bataille rangee, sur un niveau different du programme de commande. Match nul, mais ce n’est que partie remise, car je suis certain qu’elle va rallier…

Tic-Tac s’etait releve et se massait maladroitement le bras.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il, j’etais sur qu’elle me l’avait casse…

— Il l’etait, dit Colin, mais dans sa rage elle a oublie de sauvegarder cette partie de la configuration avant de partir.

Kumiko se rapprocha du cheval. Il n’avait absolument rien de commun avec un veritable animal. Elle toucha son flanc : froid et sec comme du vieux papier.

— Qu’allons-nous faire, a present ?

— Vous faire sortir d’ici. Allez, venez tous les deux. Montez. Kumiko devant, Tic-Tac derriere.

Ce dernier regarda le cheval :

— La-dessus ?

Ils n’avaient rencontre personne d’autre tandis qu’ils se dirigeaient vers un rideau de verdure qui s’averait graduellement n’avoir rien d’un parc japonais.

— Mais nous devrions etre a Tokyo, protesta Kumiko, comme ils penetraient dans le bois.

— Tout ceci est un peu schematique, admit Colin, bien que, j’imagine, on pourrait y retrouver une sorte de Tokyo, en y regardant bien. Il me semble pourtant connaitre une sortie…

Puis il se mit a leur en dire plus sur 3Jane, sur Sally, sur Angela Mitchell. Et tout ce qu’il racontait etait fort etrange.

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