On aura remarque que ceux-la contemplent leur destin a la facon dont la plupart des autres contemplent une journee de pluie.

5

Si on le lui avait demande, Herve Joncour aurait repondu que sa vie continuerait ainsi toujours. Au debut des annees soixante, cependant, l’epidemie de pebrine qui avait rendu inutilisables les ?ufs des elevages europeens se repandit au-dela des mers, jusqu’en Afrique et meme, selon certains, jusqu’en Inde. Herve Joncour rentra de son voyage habituel, en 1861, avec un approvisionnement en ?ufs qui se revela, deux mois plus tard, presque totalement infecte. Pour Lavilledieu, comme pour tant d’autres villes qui fondaient leur richesse sur la production de la soie, cette annee-la parut representer le debut de la fin. La science se montrait incapable de comprendre les causes des epidemies. Et la terre entiere, jusque dans ses regions les plus reculees, paraissait prisonniere de ce sortilege sans explication.

— Pas toute la terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau dans son verre d’anisette.

6

Baldabiou etait l’homme qui, vingt ans plus tot, etait arrive dans le bourg, s’etait dirige droit sur le cabinet du maire, y etait entre sans se faire annoncer, avait pose sur son bureau une echarpe en soie couleur de crepuscule et lui avait demande

— Savez-vous ce que c’est ?

— Affaires de femme.

— Erreur. Affaires d’homme : de l’argent. Le maire le fit jeter dehors.

Lui, il construisit une filature, en bas, pres de la riviere, un hangar pour l’elevage des vers a soie, accole a la foret, et une petite eglise consacree a sainte Agnes, au croisement de la route pour Viviers. Il engagea une dizaine d’ouvriers, fit venir d’Italie une mysterieuse machine en bois, toute en engrenages et en roues, et ne dit plus rien pendant sept mois. Puis il revint chez le maire et posa sur son bureau, bien alignes, trente mille francs en grosses coupures.

— Savez-vous ce que c’est ?

— De l’argent.

— Erreur. C’est la preuve que vous etes un con.

Puis il reprit les billets, les glissa dans son portefeuille et fit mine de partir. Le maire l’arreta.

— Que diable devrais-je faire ?

— Rien : et vous serez le maire d’une petite ville riche.

Cinq ans plus tard, Lavilledieu avait sept filatures et etait devenu l’un des principaux centres europeens de sericiculture et de filage de la soie. Tout n’appartenait pas a Baldabiou. D’autres notables et proprietaires terriens locaux l’avaient suivi dans cette curieuse aventure industrielle. A chacun d’eux, Baldabiou avait devoile, sans difficultes, les secrets du metier. C’etait bien plus amusant pour lui que faire de l’argent a la pelle. Enseigner. Et avoir des secrets a raconter. Il etait comme ca, cet homme.

7

Baldabiou etait aussi l’homme qui, huit ans plus tot, avait change la vie d’Herve Joncour. C’etait a l’epoque ou les premieres epidemies commencaient a attaquer la production europeenne de vers a soie. Sans se troubler, Baldabiou avait etudie la situation et etait parvenu a la conclusion que le probleme n’etait pas a resoudre mais a contourner. Il avait l’idee, il ne lui manquait que l’homme. Il sut l’avoir trouve quand il vit Herve Joncour passer devant le cafe de Verdun, elegant dans son uniforme de sous-lieutenant d’infanterie et fier avec son allure de militaire en permission. Herve Joncour avait vingt-quatre ans, alors. Baldabiou l’invita chez lui, etala sous ses yeux un atlas rempli de noms exotiques et lui dit

— Felicitations. Tu as enfin trouve un travail serieux, mon garcon.

Herve Joncour ecouta toute une histoire qui parlait de vers a soie, d’?ufs, de Pyramides et de voyages en bateau. Puis il dit

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que dans deux jours ma permission est terminee, je dois rentrer a Paris.

— Carriere militaire ?

— Oui. C’est ce que mon pere a decide.

— Ce n’est pas un probleme.

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