Il prit Herve Joncour avec lui et l’emmena chez son pere.

— Savez-vous qui c’est ?

— Mon fils.

— Regardez mieux.

Le maire se laissa aller contre le dossier de son fauteuil de cuir, et commenca a transpirer.

— Mon fils Herve, qui dans deux jours remontera a Paris, ou l’attend une brillante carriere dans notre armee, si Dieu et sainte Agnes le veulent.

— Exact. Sauf que Dieu est occupe ailleurs et sainte Agnes deteste les militaires.

Un mois plus tard, Herve Joncour partit pour l’Egypte. Il voyagea sur un bateau qui s’appelait l’Adel. Dans les cabines arrivait l’odeur des cuisines, il y avait un Anglais qui disait s’etre battu a Waterloo, le soir du troisieme jour on vit des dauphins luire a l’horizon comme des vagues ivres, a la roulette le seize n’arretait pas de sortir. Il revint deux mois plus tard – le premier dimanche d’avril, a temps pour la grand-messe – avec des milliers d’?ufs maintenus par de la ouate dans deux grandes boites en bois. Il avait des tas des choses a raconter. Mais ce que Baldabiou lui dit, quand ils se retrouverent seuls, ce fut

— Parle-moi des dauphins.

— Les dauphins ?

— La fois ou tu les as vus. C’etait ca, Baldabiou.

Personne ne savait quel age il pouvait avoir.

8

— Pas toute la terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau dans son verre d’anisette.

Nuit d’aout, passe minuit. A cette heure-la, d’habitude, Verdun avait deja ferme depuis longtemps. Les chaises etaient renversees, alignees, sur les tables. Son comptoir, il l’avait nettoye, et le reste aussi. Il n’y avait plus qu’a eteindre les lumieres, et a fermer. Mais Verdun attendait : Baldabiou etait en train de parler.

Assis en face de lui, Herve Joncour, une cigarette eteinte aux levres, ecoutait, immobile. Comme huit ans plus tot, il laissait cet homme lui reecrire posement son destin. Sa voix lui arrivait faible et claire, rythmee par les gorgees periodiques d’anisette. Sans s’interrompre, pendant de longues minutes. La derniere chose qu’elle dit fut

— Il n’y a pas le choix. Si nous voulons survivre, il faut aller la-bas.

Silence.

Verdun, accoude a son comptoir, leva les yeux vers les deux autres.

Baldabiou tenta de trouver encore une gorgee d’anisette, dans le fond de son verre.

Herve Joncour posa sa cigarette sur le bord de la table avant de dire

— Et il est ou, exactement, ce Japon ?

Baldabiou leva sa canne de jonc en l’air et la pointa par-dela les toits de Saint-Auguste.

— Par la, toujours tout droit. Dit-il.

— Jusqu’a la fin du monde.

9

En ce temps-la, le Japon etait, effectivement, a l’autre bout du monde. C’etait une ile faite d’iles et qui avait vecu pendant deux cents ans completement separee du reste de l’humanite, refusant tout contact avec le continent et interdisant l’acces a tous les etrangers. La cote chinoise etait a pres de deux cents milles, mais un decret imperial avait veille a la rendre plus eloignee encore, empechant sur toute l’ile la construction de bateaux a plus d’un mat. Selon une logique a sa maniere eclairee, la loi n’interdisait pas, d’ailleurs, de s’expatrier : mais elle condamnait a mort ceux qui tentaient de revenir. Les commercants chinois, hollandais et anglais avaient essaye maintes fois de rompre cet isolement absurde, mais ils n’etaient parvenus qu’a mettre en place un reseau de contrebande perilleux et fragile. Ils y avaient gagne peu d’argent, beaucoup d’ennuis et quelques legendes, bonnes a vendre dans les ports, le soir. La ou ils avaient echoue, allaient reussir, par la force des armes, les Americains. En juillet 1853, le Commodore Matthew C. Perry entra dans la rade de Yokohama a la tete d’une flotte moderne de bateaux a vapeur et remit aux Japonais un

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